Entretien avec Lee Chang-Dong

C’était l’un des sommets du dernier Festival de Cannes : Burning sort ce mercredi 29 août en salles. Il est signé d’un des plus grands cinéastes en activité, le Coréen Lee Chang-Dong qui nous fait l’honneur d’être le premier invité actualité du Polyester. Il nous parle de sa conception du cinéma, de Murakami et de la jeunesse coréenne…

 

Vos derniers films étaient centrés sur des femmes fortes amenées à se battre,  de Secret Sunshine à Poetry. Cette fois-ci, vous explorez davantage explorer la fragilité masculine. C’était un contre-pied volontaire ?

Oui et non. A vrai dire je ne me suis pas vraiment posé la question de faire à nouveau un film autour d’une femme ou de changer à tout prix. Moins que le sexe du protagoniste, c’était son âge qui était au cœur des enjeux cette fois. Peu importe que ce soit un personnage masculin, ce qui m’intéressait c’était qu’il soit jeune. Je voulais moins m’intéresser à la fragilité masculine qu’à la fragilité de la jeunesse avant tout.

Vous adaptez ici une nouvelle de Murakami dont l’écriture est souvent portée par un sens du mystère. Or vos films tentent souvent de retranscrire des choses à priori invisibles, comme la poésie, la liberté ou le sens de la vie. Vous êtes-vous retrouvé dans cette écriture de l’invisible ?

Oui, car finalement l’essence même du cinéma c’est de montrer ce qui n’existe pas réellement, surtout si l’on compare à la littérature. Lorsque quelqu’un lit un livre, il imagine autant qu’il déchiffre ce qu’il est en train de lire, son imagination est aussi indispensable que les lettres imprimées sur la page, car elle travaille à compléter ce qui se passe entre les lignes. En revanche, le cinéma ne fait que montrer. Le public ne fait que percevoir et accepter ce qu’il voit à l’écran. Or ma volonté c’était de montrer au spectateur que ce qu’il voit à l’écran n’est pas réel. Je voulais le pousser à douter de ce qu’il voyait, et à utiliser son imagination comme devant un livre.

On dit souvent que le cinéma a davantage besoin que la littérature de s’appuyer sur des détails réalistes, sur quelque chose d’au moins un peu plus tangible et quotidien. Je voulais me servir de cela pour tenter de retranscrire et amplifier le sens du mystère qui est au cœur de l’écriture de Murakami. Nos vies entières sont bâties autour de choses invisibles à l’œil nu : le rêve, l’art, le désir, la foi, etc… Ce sont des choses dont il est impossible de prouver l’existence mais qui nous sont indispensables, elles composent nos vies. Avec ce film, je voulais précisément explorer cette frontière entre le tangible et l’invisible.

L’un des personnages a cette réplique : « parfois on ne voit pas ce qui est trop près de nous ». Cette formule pourrait-elle s’appliquer à la manière dont vous envisagez le cinéma ?

Cette réplique se trouvait déjà dans la nouvelle de Murakami, mais oui bien sûr, c’est d’ailleurs pour cela que j’ai tenu à la garder. Nous avons un dicton en Corée, qui dit qu’on ne voit parfois même pas ce qui se trouve au bout de notre nez. Dans cette scène, la réplique possède un sous-entendu funeste, car on ne sait plus très bien si Ben parle de la serre ou de Hae-mi, mais on pourrait également envisager cette formule sous un jour plus optimiste. Elle pourrait par exemple s’appliquer à la scène de pantomime ou Hae-mi jongle avec une mandarine invisible. Le fruit n’est pas là, et pourtant il est important de chercher à le voir.

Dans un moment-clé du film, Hae-mi danse demi-nue au crépuscule. Il y a comme un décrochage très mystérieux dans cette scène. Que se passe-t-il à cet instant, quels sont les enjeux de cette scène ?

J’ai effectivement envisagé cette scène comme le noyau du film. Je voulais qu’elle réunisse des éléments concrets de la vie quotidienne : un drapeau qui flotte dans le vent, la musique de Miles Davis, l’odeur des vaches et des pâturages, un corps qui danse. Mais je voulais également montrer tout cela à travers un voile de mystère, je voulais que la scène se situe à la lisière entre le jour et la nuit, entre la lumière et l’obscurité, le visible et l’invisible, le réel et l’irréel, la beauté et le danger. Je voulais montrer que le mystère fait partie de nos vies, et qu’il peut se retrouver dans les moments les plus quotidiens. On pourrait presque dire que mon but avec cette scène était de rendre tangible à l’écran le mystère de la vie. Quand Hae-mi danse, elle danse pour trouver le sens de sa vie.

Quelles décisions, techniques et esthétiques, avez-vous prises autour du travail de la lumière pour cette scène ?

L’écriture et la mise en scène de cette scène ont été dictées par deux paramètres: la lumière et le temps. Je voulais retranscrire la sensation de capturer l’air de cet instant du soir si précis. Comme il devait s’agir d’un moment entre lumière et obscurité, entre chien et loup comme on dit, il fallait que le résultat ne soit ni trop lumineux ni trop sombre. Si j’avais tourné en pellicule, on aurait dû utiliser énormément de lumière artificielle puis compresser le tout, mais heureusement aujourd’hui, les caméras numériques sont tellement perfectionnées que l’on peut obtenir un résultat technique parfait, cela rend notre travail bien plus facile. En termes de temps, nous n’avions que dix minutes par jour pour tourner, avant que l’on se retrouve plongés dans la nuit noire.

Pourquoi avez-vous choisi de situer l’action à Paju, un lieu particulièrement proche de la Corée du nord ?

Paju est un lieu riche de symboles pour les Coréens. Tout d’abord il s’agit d’une région rurale, mais le monde rural coréen a énormément changé ces derniers temps. On ne le reconnaît plus. Il n’y a plus de jeunes, plus de famille, les seuls travailleurs qu’on y trouve encore sont des étrangers. Il n’y a plus de villages non plus, seulement des préfabriqués, des espaces de stockage, et quelques résidences secondaires bourgeoises. Et puis Paju se trouve effectivement à la frontière de la Corée du nord, mais seulement à une heure de train de Séoul. Ni très près, ni très loin de la capitale. Nous n’avons pas toujours conscience que notre pays est divisé en deux. Choisir Paju était un moyen de rappeler que cette situation que l’on oublie est pourtant toujours une réalité.

La Corée du nord est tellement proche que lors de certaines scènes, on peut entendre les messages de propagande venus des hauts parleurs. Cela apporte un sentiment de menace, qui retranscrit le thème de la colère sous-jacente qui se construit peu à peu dans le film.

C’est tout à fait ça, aujourd’hui les jeunes Coréens ne comprennent pas pourquoi le pays a été divisé, ils ne savent pas comment résoudre ce problème-là. Ça ressemble à un mystère omniprésent pour eux. C’est un événement incompréhensible qu’ils ont reçu en héritage de la génération de leurs parents, mais dont ils ne savent pas quoi faire. De là découle une sorte d’impuissance et de colère propre à la Corée. En revanche, l’influence de la politique sur nos vies quotidiennes est un mystère que l’on retrouve dans tous les pays du monde. Trump, Poutine et Macron génèrent également un mystère inquiétant : ils font une politique incompréhensible, dont le commun des mortels souffre dans sa vie de tous les jours et à laquelle il ne peut rien changer.

Quelle est  la dernière fois que vous avez eu eu le sentiment de voir quelque chose de neuf ou de découvrir un nouveau talent au cinéma ?

Cela fait très longtemps que je n’ai pas ressenti cela devant un film. Beaucoup de films proposent des innovations techniques bien sur, et j’ai l’impression qu’il y a aujourd’hui une surenchère de volonté de provoquer les gens, mais peu de cinéastes envisagent une nouvelle manière d’utiliser le média.

Entretien réalisé le 26 juillet 2018. Un grand merci à Robert Schlockoff et Jessica Bergstein-Collay.

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