La Suédoise Isabella Eklöf nous a tapé dans l’œil début 2018 avec son long métrage déroutant Holiday, chronique politiquement incorrecte des vacances d’une jeune femme en Turquie. Alors que son film n’est pas encore sorti chez nous, Eklöf a depuis fait coup double puisqu’elle a co-scénarisé l’étrange conte fantastique Border, couronné par le Prix Un Certain Regard au dernier Festival de Cannes. Border sort ce mercredi 9 janvier en France. C’est son année, nous l’avons donc tout naturellement rencontrée pour notre Lundi Découverte.
Comment est né Holiday ?
J’ai été contactée par un producteur au sujet d’un roman pour jeunes adultes écrit par Johanne Algren. Et même si j’ai pensé que le roman ne m’irait pas, j’ai été impressionnée par le sens du détail de l’autrice et son point de vue unique sur les personnages. En partant du livre, on s’est frayé un chemin dans l’univers du crime danois jusqu’à ce que nous arrivions à Holiday. C’était un peu comme jouer à un jeu vidéo dans l’esprit de Johanne.
Vous avez décrit Holiday comme un « slapstick tragique » – ce qui est une combinaison assez surprenante !
J’aime parler de tous les aspects de l’humanité, avec des outils précis. Je pense que l’humour noir et la tragédie absurde s’imposent d’eux-mêmes. Nos corps (et nos esprits) sont à la fois grotesque et drôle, beaux et glorieux, tout cela en même temps.
Cela semble facile de juger hâtivement votre personnage principal, mais il y a en elle une façon de ne jamais s’excuser pour ce qu’elle est ou ce qu’elle fait en même temps qu’une innocence et c’est assez fascinant. Comment avez-vous trouvé le bon équilibre pour écrire un tel personnage ?
Je me suis tout simplement identifiée à elle, vraiment. C’est difficile de se tromper en procédant ainsi, et en faisant preuve d’humilité et d’un peu (voire beaucoup) d’ironie envers soi-même. Je l’aime beaucoup. Elle en veut, elle est drôle et maline. En fait je suis un peu choquée de voir à quel point les gens la jugent. Parce qu’elle se regarde dans le miroir, ou parce qu’elle veut de belles choses ? Mais qui n’en voudrait pas ?
Pouvez-vous m’en dire plus sur la scène de danse qui se situe en tout début de film ?
C’est une référence classique. A l’époque shakespearienne, il y avait un pantomime au début des pièces (comme Hamlet) pour expliquer au public ce qu’il allait voir. C’est un hommage à cette pratique et aussi une façon d’alerter le public sur le fait que ça ne sera pas une comédie sur le tourisme. C’est important d’établir un état d’esprit dès les premières minutes d’un film. On énonce les règles avec lesquelles on va jouer. C’est aussi une expression de la soif de vie désespérée qu’ont tous les personnages, mais qui ne sont pas nécessairement autorisés à exprimer dans le contexte où ils se situent.
Pensez-vous que votre film a pris une résonance différente au cœur du mouvement #MeToo ?
Absolument. Ce film parle avant toute chose de ce que le mouvement #MeToo veut accomplir. Parler d’expériences féminines qu’on glissait autrefois sous le tapis. Les prendre au sérieux. Si #MeToo n’était pas arrivé, j’aurais peut-être été perçue comme mélodramatique ou théâtrale, ou l’histoire n’aurait pas été jugée crédible (« Putain, mais quelle femme ferait ça ?« ). Alors que ce sont tout simplement les choses auxquelles une femme comme les autres est confrontée simplement en raison de son sexe.
Le décor de Holiday est coloré, ensoleillé, sous la chaleur estivale… et pourtant vos choix formels jouent toujours sur une certaine distance, une certaine froideur. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre travail visuel ?
C’est un style que j’ai développé au fil des années, notamment aux côtés de Nadim (Carlsen, directeur de la photographie du film, ndlr) avec qui j’ai travaillé sur deux courts métrages avant Holiday. J’aime l’approche si je puis dire anthropologique quand je regarde les gens. C’est une approche brechtienne, une réaction à la narration hollywoodienne ou commerciale, où l’on se retrouve tellement empaqueté dans les émotions du personnage principal qu’on finit par se demander pourquoi. Pas seulement pourquoi le mec a eu besoin de tuer 200 personnes pour sauver la fille et est-ce que ça valait vraiment le coup, mais aussi pourquoi doit-on s’intéresser à ce mec, est-ce qu’on ne pourrait pas parler de choses plus intéressantes grâce à un moyen aussi puissant que le cinéma ?
Vous avez également participé au scenario de Border qui vient d’être primé à Cannes à Un Certain Regard. Comment décririez-vous un film aussi unique ?
Border est un film qui remet en question la position autoproclamée des hommes en tant que maîtres de la planète, notre haute estime de la beauté résultant en un rejet sans cœur de la laideur, c’est une déclaration d’amour à la nature suédoise et c’est un thriller surnaturel.
Sascha dans Holiday et Tina dans Border sont toutes les deux des héroïnes inhabituelles, dont la force s’exprime de manière très singulière. Pensez-vous qu’avoir un point de vue féminin sur de tels personnage peut faire la différence ?
Absolument. Les expériences masculines et féminines peuvent malheureusement être très différentes et nous devons tous travailler très dur pour franchir ce fossé et comprendre nos différentes perspectives. Et cela ne s’applique pas seulement au genre, c’est aussi une question de classe et une question culturelle.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf au cinéma ou de découvrir un nouveau talent ?
Lynne Ramsay biens sûr n’est pas un nouveau talent mais A Beautiful Day (You Were Never Really Here) est un film tout à fait unique et j’espère que Hollywood aura le cran de faire plus de films comme ça et donnera aux femmes le final cut une fois pour toutes, bordel !
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 31 mai 2018.
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