Le cinéma de Naomi Kawase

Sur le continent asiatique, Naomi Kawase fait figure d’exception. Hormis l’Indienne Mira Nair, récompensée par un Lion d’or à Venise pour Le Mariage des moussons, aucune autre réalisatrice n’a sa stature internationale. Kawase, qui a remporté la Caméra d’or pour Suzaku et frôlé la Palme avec La Forêt de Mogari (Grand Prix à Cannes en 2007), a rencontré son premier gros succès public avec Les Délices de Tokyo, au Japon comme en France. Elle compte parmi les plus grands cinéastes en activité. Le Polyester vous propose quelques clefs et motifs pour entrer dans l’univers de la réalisatrice.

LA FAMILLE

La famille est un des thèmes-clefs du cinéma de Naomi Kawase. De Suzaku à Still the Water en passant par Shara, elle est au centre des préoccupations, l’enjeu des récits, qu’il s’agisse de sa présence ou au contraire de son absence. Kawase a elle-même été abandonnée enfant, et élevée par son grand oncle et sa grande tante. Ses films sont une exploration de la famille, de ses mystères, des liens humains, comme une réponse à ses questions enfantines. En parallèle de ses longs métrages de fiction, Naomi Kawase réalise nombre d’œuvres en vidéo, souvent autobiographiques, racontant son rapport à son père absent, son accouchement, son lien avec sa mère adoptive. Naissance et maternité, qui confronte justement la naissance de son enfant et un portrait de sa mère adoptive, est un prélude avant La Forêt de Mogari, que la réalisatrice signe un an plus tard, le premier étant une introduction au suivant, indique t-elle. C’est avec une attention toute particulière que Naomi Kawase traite les liens familiaux, filme les blessures et secrets de famille, voir la scène en état de grâce où la révélation familiale se fait en un échange de socquettes dans Shara. Les derniers plans de Suzaku sont ceux d’un film en famille, souvenir idyllique qui appartient désormais au passé. Son blog est aussi le lieu d’un carnet familial, où elle a posté récemment encore des images de l’anniversaire de son aïeule qui vient de fêter ses 96 ans.

LE LIEU

Nara : la ville de jeunesse de Naomi Kawase est le décor de son œuvre. Une ville dont on parcourt les rues de façon obsessionnelle dans Shara, avec un quartier transformé en labyrinthe où l’on dévale à vélo et où l’on use les semelles. Nara est particulièrement cher au cœur de la réalisatrice qui parle de cette ville comme d’une partie d’elle-même, un bras ou une jambe plus qu’un espace géographique. Mais le lieu, en général, a toujours droit à une attention particulière dans ses films. La maison ouverte sur les montagnes dans Suzaku va au-delà du décor et raconte aussi son histoire, celle d’un lieu en apesanteur mais aussi coupé du monde moderne, appelé à disparaître – le train qu’on attend n’y parviendra jamais. La nature est omniprésente chez Kawase. Suzaku et La Forêt de Mogari, à dix ans d’écart, s’ouvrent de la même façon : un plan sur de hauts arbres. Le bois dans La Forêt de Mogari n’est pas qu’un endroit, c’est le lieu du deuil, un temple naturel. Dans Nanayo, lors d’une scène saisissante, la caméra s’éloigne du tumulte, les bruits peu à peu s’éteignent, et la réalisatrice, voguant sur une barque, cueille la nature. Les lieux parlent autant que les personnages et c’est le regard de Kawase, empli de grâce, qui les rend si expressifs. La réalisatrice n’est pas tombée dans le cinéma par passion des films, ou parce qu’elle en aurait vu des tonnes dans sa jeunesse, mais plutôt par goût d’attraper, d’un filet à papillons, l’instant, ici et maintenant, l’immortaliser alors qu’à l’école de Suzaku on enseigne l’impermanence des choses, et le lieu est évidemment un acteur essentiel de cette peinture. Dans Shara, il suffit d’un plan sur un grand portique rouge, au coin d’une rue, pour suggérer la disparition surnaturelle du frère.

LE FANTASTIQUE

Le fantastique et plus largement la spiritualité sont au cœur du cinéma de Naomi Kawase. On peut même dire que son œuvre consiste en un dialogue entre l’hyper-réalisme, le regard documentaire, l’attention aux riens, le quotidien dans sa plus simple expression, et le religieux, le mystique, évaporation fantastique dans Shara ou bois purificateurs dans Mogari. La présence du moine dans ce dernier ou le prologue de Nanayo mettent rapidement ces films sur les voies de l’esprit. Parfois, la paroi poreuse entre réel et fantastique se fait invisible. Deux scènes dans Suzaku et Shara semblent se répondre. A la fin de Suzaku, la caméra s’approche de la grand-mère. La maison est désolée, la grand-mère chante un peu, tristement. Et s’endort. La caméra s’approche de son visage, puis s’envole en un mouvement de grue vers les montagnes que la vieille femme a si longuement scrutées pendant le film. Sa chanson revient, la voix cette fois est celle d’une fillette. Comme un souvenir. Son esprit a rejoint cette mer d’arbres qui envahit l’écran. A la fin de Shara, alors qu’on vient d’assister à un accouchement, la caméra recule, se fait oublier. Passe par un couloir ombragé de la maison. On entend à nouveau l’entêtante mélodie qui accompagnait la première scène, lors de la disparition du frère. Puis une réminiscence d’un dialogue entre les deux garçons. Une porte s’ouvre. En un fondu enchainé, la caméra est dans le ciel, filme la ville, pose son regard sur la famille, au loin. Le regard bienveillant du fils disparu ? L’apparition du fantastique chez Kawase n’est pas qu’une question de fantôme, une manifestation extérieure, mais au contraire l’exploration de l’intime, ce qui au plus profond est enfoui.

LA DANSE ET LA TRANSE

La chanson que chuchote la grand-mère de Suzaku est, quelque part, une sorte de dernière transe avant de s’éteindre. Et il est souvent question de catharsis chez Kawase, dans ses récits du deuil et de la perte. Mais deux scènes en particulier se font écho, deux scènes où les personnages sortent enfin d’eux-mêmes. Dans Hotaru, il y a ce moment stellaire où une femme entame un strip-tease autour d’une fontaine, en total lâcher prise. Un lâcher prise plus fort encore dans la scène peut-être la plus marquante de Shara, celle d’une danse sous la pluie lors de la fête de Basara, comme une purification pour son héroïne, et que Kawase choisit de filmer dans la longueur. La douleur est souvent elliptique chez la cinéaste (l’émotion dans la pénombre quand les deux jeunes protagonistes se retrouvent dans Suzaku) et son cinéma semble sans cesse en quête d’équilibre, d’épanouissement, de quiétude (le feu qu’on tente de maintenir dans Hotaru, le massage de Nanayo). Par la danse, ses personnages s’ouvrent, ou se soutiennent comme dans cette scène-clef de
Still the Water. Naomi Kawase filme tous ses longs métrages en été, privilégie l’heure magique («J’aime le moment où les gens rentrent chez eux»), pas étonnant pour cette cinéaste extraordinaire dont la magie imprègne chacun des plans.

Nicolas Bardot

Dossier mis à jour le 24 mai 2014.

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