Nouveau chef d’œuvre de Naomi Kawase, Still the Water est un récit d’apprentissage renversant de beauté qui raconte le quotidien d’une jeune fille sur l’île d’Amami. Un conte de vie, de mort et d’amour par une réalisatrice au sommet de son art. Entretien.
Dans le documentaire Rien ne s’efface de Laetitia Miklès, vous déclarez : « Attendre que les choses surviennent naturellement, c’est peut-être le fondement de mon cinéma ». Still the Water est davantage écrit que vos précédents films, est-ce que cela a constitué un changement ?
Si j’ai davantage développé le scénario à l’écrit, c’était pour clarifier les idées et pour que les acteurs puissent travailler tous ensemble. Mais fondamentalement, mon cinéma, c’est toujours d’attendre ce qui va surgir à partir de quelque chose plus ou moins écrit. Et plus écrit cette fois-ci. Mais tout ce qui surgit est le bienvenu et peut même changer complètement l’évolution du film.
Il y a eu des intempéries intégrées au film…
Elles étaient écrites. Ça ne se serait pas passé de la même manière mais là, nous avions un vrai typhon. Et on comptait bien l’avoir ! Cela prouve que les dieux étaient avec nous. (sourire)
Il y a une façon très concrète de traiter de la mort dans Still the Water. Il y a ce plan de chèvre égorgée, et tout simplement cette histoire de jeune fille confrontée à la mort à venir de sa mère. Vous avez traité de la mort de façon plus elliptique dans des films comme Suzaku ou Shara. Pouvez-vous nous parler de ce changement ?
C’était déjà le cas dans Hanezu. J’y viens petit à petit ! Ce qui m’intéresse, c’est ce qui vient après la mort, c’est ça qui est important. Still the Water débute par la découverte d’un mort. Ce qui est intéressant, c’est ce qui se développe après cela. C’est une énigme, et cela sous-tend le reste du film. Ici ce qui m’intéressait, c’était la mort comme phénomène concret, et ce qui se passe après. Plutôt que la suggestion de la mort.
Les danses sont un motif récurrent dans votre filmographie. Dans notre précédent entretien, vous déclariez, au sujet de vos personnages, vouloir filmer « leur énergie sur le point d’exploser, leur propre révolution intérieure ». On pense au lâcher-prise et aux célébrations de la vie dans Hotaru et Shara. Ici, la danse accompagne la mort.
Ces danses-là sont des danses rituelles du mois d’août. J’ai choisi ces danses parce qu’elles constituaient une façon d’accompagner la mourante en la faisant participer à la vie de la communauté. Une façon de la rassurer en étant tous autour d’elle dans le grand départ.
Certains de vos précédents films s’ouvrent par des plans d’arbres. Hanezu débute dans la terre. Still the Water est un film d’eau, de mer. Quelle est pour vous l’importance, la symbolique de ce motif ?
Ces personnages vivent au bord de l’eau. D’un côté il y a la mer, de l’autre la terre. La mer peut sembler être une tombe pour ceux qui ne savent pas nager, et les humains ne peuvent pas vivre dans la mer. Vue par les poissons ou ceux qui vivent dans la mer, la terre est une tombe. Et ceux qui vivent sur l’île, qui est à la frontière de la mer et de la terre, vivent dans une espèce de paradoxe entre deux possibilités de tombes. Pour moi qui ai grandi à Nara, la mer a été une découverte. Comment peut-on vivre avec une telle proximité de la mer quand elle peut être aussi dangereuse tout en étant une source de vie. Ces personnages vivent dans un paradoxe perpétuel : la mer comme source de vie et source de mort.
Il y a dans Still the Water cette image marquante et surréaliste de jeune fille nageant dans la mer avec son uniforme. Est-ce que c’est une image qui était à la base du projet ?
Oui c’était une scène importante dès le début du projet. C’est une espèce de vision de la force de la vie. Je pensais que c’était important de la montrer très tôt : la santé éclatante de cette jeune fille qui nage avec son uniforme.
Lors de notre précédent entretien, je vous avais questionnée sur votre rapport au surnaturel. Il y a une dimension mystique, un rapport intime à l’invisible dans vos films. Aimeriez-vous tourner un pur film fantastique ?
(surprise) Un film de monstres ?
Plutôt un film de fantômes…
Oh oui j’aimerais bien. Si je faisais un film de fantôme, ce ne serait pas un film qui vous ferait brutalement peur, ce serait quelque chose qui vous pénètre doucement et qui vous instille de la frayeur.
Le premier plan que vous avez tourné avec votre caméra super 8 était un très gros plan de tulipe. Il y a aussi ces très gros plans de votre grand-mère, comme pour lui toucher le visage. Quel est votre point de vue sur la 3D ? C’est une technique qui semble à l’opposé de ce que vous faites, mais il y a cette dimension organique dans votre cinéma, avec la caméra comme une extension de votre bras…
Non je n’aime pas spécialement ça. Regarder la 3D me fatigue. Et puis vouloir s’approcher de quelque chose, c’est une démarche personnelle. Alors que la 3D, c’est elle qui se rapproche de vous. Alors qu’on n’a pas forcément envie d’être approché ! (rires) Ça, ça ne me plait pas. Si c’est moi qui souhaite me rapprocher, c’est formidable. Et puis les lunettes, les couleurs… non ça ne me plait pas.
Vous avez déclaré qu’en tant que réalisatrice, « la caméra donne la force de changer la vie ». Pensez-vous que le cinéma peut changer celle des spectateurs ?
Oui je crois que le cinéma peut donner la force, pas forcément de changer la vie, mais d’aider à changer la vie. Ou éclairer la vie des spectateurs.
Vous m’aviez parlé d’un projet de film autour de la figure de l’actrice, et sur les différentes manières qu’ont les gens de vivre leurs vies. Ce projet est-il toujours à l’ordre du jour ?
Non j’ai finalement renoncé à ce projet…
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre nouveau film, An ?
Je commencerai le tournage cet automne. C’est l’histoire d’une vieille femme atteinte de la lèpre qui fabrique une pâte de haricots rouge qu’on met dans les dorayakis. Mais il y a des préjugés et une peur que sa maladie ne se transmette. Sa présence dans cette petite pâtisserie génère une levée de boucliers. C’est un film sur la nature des liens entre les hommes et les femmes.
Lorsque nous l’avions interrogé, Hirokazu Kore-Eda nous avait parlé d’une production et une distribution japonaises très centrée et renfermée sur le Japon. De votre côté, vous avez récemment produit Inori du réalisateur d’origine mexicaine Pedro Gonzalez-Rubio ou cette année le nouveau film du jeune Coréen Jang Kun-Jae. Est-ce que c’est une façon, pour vous, de faire du cinéma autrement ?
Je ne veux pas sous-entendre que Kore-Eda se lamente trop mais on ne peut pas passer son temps à se plaindre de l’étroitesse du marché japonais. Il faut faire quelque chose pour s’ouvrir. Ça ne m’intéresse pas de rester à l’intérieur de ces frontières. Bien sûr ce sont de toutes petites actions, mais si je continue on arrivera bien à faire quelque chose en travaillant main dans la main. Par ailleurs, le vainqueur de la compétition à Nara cette année est un jeune cinéaste chinois qui s’appelle Hao Zhou (lire notre entretien) pour son film The Night.
Le titre original de Still the Water parle de l’existence de deux fenêtres. Quel sens particulier revêt ce titre à vos yeux ?
Il y a deux fenêtres, celle que vous ouvrez sur le monde – le monde visible. La deuxième fenêtre, c’est celle qui s’ouvre vers l’invisible.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 26 septembre 2014. Un grand merci à Aurélie Dard et Catherine Cadou.
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