A l’occasion de la sortie de Hanezu, la réalisatrice japonaise Naomi Kawase nous a accordé une longue interview. Retour sur l’œuvre d’une des cinéastes les plus passionnantes au monde.
En quoi votre travail sur la photographie nourrit-il votre travail de cinéaste ?
Pendant mes études, j’ai réalisé un film intitulé Je me focalise sur ce qui m’intéresse. C’était mon tout premier film en 8mm, et il était très influencé par les cours de photographie que je prenais à l’époque. Avec les images en mouvement, il y a certaines fonctions qu’on ne retrouve pas dans la photographie, comme l’utilisation du zoom ou les panoramiques. Dans ce film, j’avais choisi de filmer en plan fixe, comme s’il s’agissait d’une photographie. Ça m’a forcée à faire face à la personne qui se trouvait devant la caméra, pendant que j’étais en train de tourner. En tant qu’artistes, les photographies nous poussent à contempler, à regarder fixement les personnes ou les objets qui sont dans le champ. Je pense que c’est également une chose fondamentale quand on parle de mise en scène, de cinéma. Quand je tourne un film sur quelqu’un, si je ne suis pas capable de développer une relation suffisamment profonde ou forte, les images n’auront pas de force à délivrer. Ces images sans force ne transmettront aucun message, aucune histoire. Je me sens très chanceuse que la photographie ait été à la base de mon travail, et m’ait directement menée à la réalisation de mon premier film. Je pense que ça explique vraiment d’où je viens, en tant que réalisatrice, et que cela explique aussi la grammaire particulière qui transparait dans mes films.
Dans Hanezu, les rapports humains, l’amour, le désamour, sont si fragiles, mystérieux, qu’ils deviennent presque abstraits. Au contraire, vous avez une façon très concrète de raconter la nature : les dieux-montagnes tombent amoureux, les fleurs sont omniprésentes, le sol a une mémoire, la pluie exprime la colère. Est-ce une façon pour vous de redéfinir la place de l’humain face à la nature ?
Le 11 mars 2011, le tremblement de terre nous a frappés et j’ai assisté à des désastres naturels sans précédent, avec les tsunamis qui ont causé la fusion de la centrale nucléaire de Fukushima. Nous sommes directement exposés aux dangers du nucléaire et nous vivons toujours dans la peur. Rétrospectivement, en regardant ce qui s’est passé, j’en suis venue à réaliser le fait que la nature ne souffre pas des désastres, alors que les êtres humains, ou pour être plus précise la civilisation humaine souffre grandement de ces catastrophes. La nature obéit à des cycles et à une sélection naturelle, et ces terribles catastrophes font partie intégrante de ces cycles. Les humains ont toujours tenté de contrôler la nature et ont cherché à développer un système qui leur soit profitable, fait uniquement pour eux. En agissant aussi égoïstement, nous créons un fossé entre la nature et l’humain. Pour moi, il est d’une importance cruciale de comprendre ce qui a creusé ce fossé, et d’essayer de changer notre façon de vivre. En tant que réalisatrice, j’ai le sentiment d’avoir une responsabilité, d’avoir à penser aux problèmes que nous rencontrons, et de raconter des histoires dans mes films. Indéniablement, Hanezu touche à ces problèmes, et parle de la relation entre la nature et les hommes.
Hanezu est la première de vos fictions dont vous avez signé la photo. Comment avez-vous abordé cette tache en particulier ?
J’ai beaucoup utilisé de gros plans. Il s’agissait de donner le point de vue de quelqu’un, de refléter ses sentiments. Mais j’ai intentionnellement refusé de définir qui était ce « quelqu’un ». Ca peut être Kayoko, ça peut être les esprits de gens morts. Je voulais que ce point de vue reste anonyme pour qu’il puisse également représenter les yeux et les sentiments de la nature, qui n’a peut-être pas d’âme mais qui a des sentiments et des intentions qui sont forts. J’ai voulu également faire beaucoup de plans à travers des vitres, dans des reflets de miroirs, en essayant de ne pas m’ingérer dans la vie quotidienne des personnages. Il y a une forme de voyeurisme là-dedans, mais mon intention était d’inviter plus profondément le public dans le film, de le laisser se lier avec les personnages, comme s’il passait des moments avec eux. Pour filmer les nombreux plans de nature, comme ceux avec le soleil, la rivière, les arbres, les oiseaux, l’eau qui tombe sur les feuilles, j’ai attendu que ces choses apparaissent naturellement, pour les capturer comme elles viennent, devant ma caméra. J’ai seulement capté ce qui était là. En utilisant ces plans, j’ai voulu montrer comment ces éléments de la nature interagissent entre eux.
Vos films sont à la fois très réalistes, racontent le quotidien le plus trivial, et laissent pourtant toujours une large place au fantastique. La disparition de Shara a quelque chose de merveilleux, l’apparition fantôme dans Mogari… Est-ce que pour vous l’hyper-réalisme implique toujours une part de surnaturel ?
Depuis toute petite, j’ai toujours aimé imaginer des choses. Je pense que c’est dû au fait que j’ai été élevée par des parents d’adoption, principalement par ma mère adoptive, qui est aussi âgée que mes grands-parents. Ne pas avoir grandi auprès de mes vrais parents m’a toujours laissée dans une certaine solitude, que je ressens depuis l’enfance. Cependant, cette solitude n’était pas une tristesse, et m’a aussi menée dans un monde d’imagination qui m’a permis d’explorer qui j’étais, de voir plus profondément en moi. Par exemple, j’imaginais qu’il existait peut-être un autre univers parallèle au nôtre, peuplé par ceux qui avaient vécu avant moi, et que ces morts veillaient sur moi. Ma mère adoptive avait l’habitude de parler au petit autel que nous avions à la maison, de dire bonjour à chaque représentation de divinités que nous croisions dans la ville, et de prier auprès d’elles. J’ai grandi en la regardant faire de telles choses, et j’en suis venue à croire qu’il existe des choses et des vies que nous ne pouvons voir mais qui sont là, près de nous. Imaginer de telles choses a rendu ma vie plus riche. Je ne suis pas sûre de pouvoir en parler en termes d’hyper-réalisme ou de surnaturel, mais elles existent dans mon cœur, et leur existence m’est indispensable.
La transmission est un de vos thèmes fétiches. Vos documentaires, vos fictions, laissent une place importante aux personnages âgés. Qu’est-ce qui vous est cher à propos de ce thème en particulier ?
Comme je viens de vous le répondre, le fait d’avoir grandi auprès de parents adoptifs m’a beaucoup influencée en tant que réalisatrice. Je pense que le savoir très riche et l’expérience de ces personnes âgées sont des ressources essentielles pour les jeunes générations. Je pense que c’est l’art qui permet de donner à l’existence toute sa richesse.
Le lieu a une place essentielle dans la dramaturgie de vos films. La forêt dans Mogari, les rues labyrinthiques de Nara dans Shara, la maison surplombant la forêt et les montagnes dans Suzaku. Quel attachement accordez-vous à l’espace dans vos récits ?
Pour moi, l’endroit où l’on vit est un élément essentiel de la vie elle-même. Un endroit affecte le caractère d’une personne. Chaque lieu possède ses propres souvenirs et son histoire. Les gens qui y vivent créent l’esprit d’une ville, d’un lieu, et en retour le lieu donne aux gens une culture. Les gens et l’endroit où ils vivent sont profondément liés, s’affectent l’un l’autre. C’est pourquoi j’essaie toujours de décrire minutieusement les lieux où se déroulent mes histoires.
Vous avez plusieurs fois signé des scènes de transe dans vos films, qu’il s’agisse de la danse sous la pluie de Shara ou celle de la fontaine dans Hotaru. Il y a une grande douceur dans vos films mais aussi une violence. Pouvez-vous nous parler de l’épreuve de la catharsis dans vos récits ?
Tout d’abord je suis née et j’ai grandi au Japon. J’ai été élevée dans le respect de ses traditions anciennes et de ses coutumes. Il peut y a parfois quelque chose d’oppressant dans le fait de vivre dans une ville traditionnelle, qui force à se conformer à ses coutumes et traditions. Mais en même temps, vivre dans une ville traditionnelle nous fait véritablement comprendre la notion de foyer, ce quelque chose qui rend confortable l’endroit où l’on vit. En tant que Japonais, nous vivons dans une société plutôt homogène du point de vue des races. Comme il n’y a pas beaucoup de diversité, nous avons développé nos croyances particulières, nos règles de société. Même si ces croyances et règles ne sont pas vraiment reconnues hors du Japon, ce sont des choses essentielles à connaître quand on vit dans une ville traditionnelle comme la mienne.
Cependant, comme dans tout autre culture, on trouve toujours des gens qui ne peuvent se conformer à la norme, parfois parce qu’ils éprouvent un profond désir pour quelque chose, parfois parce qu’ils ont des souvenirs dont ils ne peuvent pas se défaire, comme dans mes films. C’est magnifique, pour moi, de voir que chacun est différent, et je pense que rien ni personne ne peut forcer qui que ce soit à se comporter d’une façon ou d’une autre. Plus particulièrement, ceux qui sont jeunes ou ceux qui sont faibles peuvent être frustrés de ne pas rentrer dans les règles imposées par la société. Ce que j’essaie de dépeindre dans ces scènes, c’est leur énergie sur le point d’exploser, c’est leur propre révolution intérieure.
On cuisine toujours beaucoup dans vos films. Qu’est-ce que ce moment symbolise selon vous ?
Le fait de manger nous rappelle concrètement à nos fonctions vitales, à la notion même d’ « être en vie ». Regarder ou filmer quelqu’un en train de manger permet de dire énormément sur ses sentiments, en observant sa manière de se nourrir, ce qu’elle mange, ou avec qui elle partage cet instant.
Vos films sont souvent tournés en été, pourquoi ce choix ?
J’adore l’été. Il y a quatre saisons très distinctes au Japon. Pendant l’été, l’énergie provenant du soleil est à son maximum et les gens, surtout les enfants, semblent absorber cette énergie et grandir durant cette période. Les feuilles deviennent vertes, il y a de grands nuages orageux dans le ciel, tout semble lumineux et brillant. C’est une des raisons pour laquelle j’aime tourner en été : tout simplement parce que j’aime cette saison.
A Cannes, vous avez remporté la Caméra d’or pour Suzaku, le Grand Prix pour La Forêt de Mogari, vous avez également été en sélection pour Shara et Hanezu. Qu’est-ce que le Festival de Cannes a concrètement changé dans votre carrière ?
Cela fut une vraie surprise que de recevoir la Caméra d’or. Du jour au lendemain j’ai connu une légitimité et une reconnaissance de mon statut de réalisatrice, au Japon comme à l’étranger. Depuis j’ai poursuivi mon travail, et entendre dire que « le festival de Cannes attend mon prochain film » m’a souvent encouragé. En général, mes films ne rapportent pas énormément d’argent, mais le Festival de Cannes me donne véritablement les moyens et l’opportunité de faire mes propres films, j’en suis très reconnaissante et très honorée. J’aimerais rester dans ce système modeste, continuer à faire mes films, un par un, comme si je donnais la naissance et la vie à chacun d’eux.
Vous avez parlé de votre admiration pour Victor Erice, Andrei Tarkovsky ou les frères Dardenne. Mais quels cinéastes japonais, contemporains ou passés, vous inspirent ?
A vrai dire je ne me sens pas inspirée par un réalisateur japonais en particulier. Mais les réalisateurs contemporains dont je suis proche sont Hirokazu Kore-Eda, Nobuhiro Suwa et Shinji Aoyama. Ils ont tous à peu près dix ans de plus que moi mais nous partageons beaucoup de similarités dans nos carrières.
Vous êtes venue cet automne à Paris présenter deux de vos productions dont Bion de Toyoko Yamasaki, un film assez proche de votre cinéma. Comment produit-on aujourd’hui un film comme celui-ci, ou les vôtres, au Japon ?
C’est très dur de produire ou de réaliser de tels films au Japon, mais je pense que ça en vaut la peine. Je ne m’attends jamais à un gros succès commercial pour mes films, mais j’espère que mes films apportent en retour une certaine richesse aux gens. Quand je fais un film, je m’assure d’avoir une base suffisante pour ne pas perdre d’argent. Ensuite je commence à faire un film qui vaudra, selon moi, la peine d’être fait. Le succès commercial de Bion n’aurait peut-être pas été assuré dans un système de production classique, mon but en tant que productrice a donc été de développer un système économique adapté. Ce film a en partie été financé par ma ville, la préfecture de Nara, et présenté au Festival de Nara comme faisant partie du projet NARAtive. Je fais mes films à Nara, mais je voulais voir comment d’autres réalisateurs montreraient Nara dans leurs films. Dans ce projet NARAtive, nous invitons à chaque fois un nouveau réalisateur pour qu’il fasse un film se déroulant ici. Si nous avons les moyens de poursuivre ce projet pendant 10 ans, nous aurons 10 films de 10 réalisateurs différents qui se dérouleront à Nara. Ce qui sera également une façon de promouvoir notre ville, et peut-être de développer un tourisme national mais aussi international. Je pense aussi que cela apporte une sorte de fierté et de joie aux gens qui vivent ici, surtout aux jeunes générations.
La grande majorité de vos longs métrages sont sortis en France, alors qu’il n’y a que très peu de réalisateurs japonais contemporains dont les films sortent systématiquement chez nous. Comment vos films sont-ils diffusés au Japon ?
J’imagine qu’ils sont perçus et distribués globalement de la même manière qu’en France. Il y a en général une cinquantaine de cinéma au Japon qui diffusent mes films, qui mettent la moitié de l’année à voyager de salle en salle. En général mes films ont un total de 30000 à 40000 spectateurs.
Être une femme réalisatrice au Japon, est-ce que cela signifie quelque chose de particulier pour vous ?
Être une femme réalisatrice, c’est appartenir à une minorité, au Japon comme à l’étranger. Je reçois parfois une attention particulière parce que je suis une réalisatrice, mais au final cela ne change rien. En fait ces dernières années, j’ai davantage pensé à mon statut de femme et réalisatrice asiatique en général plutôt que simplement femme et réalisatrice japonaise.
La mort est aussi une paix dans votre cinéma. Il y a deux séquences qui se répondent, dans Suzaku et Shara. La fin de Suzaku avec la grand-mère qui s’endort, la caméra qui s’approche d’elle, s’éloigne, s’élève vers les montagnes. On entend la chanson qu’elle murmure, cette fois chantée par une voix de jeune fille. La fin de Shara avec l’accouchement, la caméra qui s’éloigne, une réminiscence d’un dialogue entre les deux frères, l’un vivant, l’autre disparu, puis la caméra dans le ciel. Ces deux fins sont magnifiques et très douces. Pouvez-vous nous parler de la bienveillance que les morts semblent avoir envers les vivants dans vos films ?
Nara fut la première capitale du Japon. Comme je vis tous les jours ici, dans la plus vieille ville du Japon, je ressens parfois l’esprit des gens qui ont vécu dans cette si vieille cité. Je ne les vois pas et je ne les entends pas concrètement, mais j’ai comme un vague sentiment qu’ils vivent auprès de moi. En fait, il est très naturel pour moi de sentir leur présence dans ma ville. Par exemple, quand une brise d’air m’arrive sur le visage, j’ai l’impression de partager cette sensation avec les esprits autour de moi, ou bien quand je me rends à une fête traditionnelle qui a lieu depuis 1300 ans, je commence à penser aux gens du passé, qui participaient à cette fête comme nous aujourd’hui. C’est comme ça que je sens que ma vie m’a été donnée par mes ancêtres, et par ceux qui ont vécu avant. Cela m’apporte chaleur et bienveillance au quotidien. C’est un sentiment de douceur, de compassion qui m’accompagne, qui m’aide à trouver le bonheur et à avancer dans la vie, même dans notre monde de mortels. C’est quelque chose que j’essaie de retranscrire et concrétiser dans mes histoires.
Quels sont vos projets ?
Je m’apprête à terminer un documentaire sur lequel je travaille avec l’aide d’Arte. Il devrait être fini fin février et devrait être diffusé sur Arte au cours de l’année. Par ailleurs, je devrais également achever d’ici la fin de l’année le scénario de ma prochaine fiction. Ce long-métrage tourne autour du thème de « l’actrice », et j’essaie d’explorer les différentes manières qu’ont les gens de vivre leurs vies. Enfin, pour mon prochain documentaire, j’ai prévu de tourner quelque chose en rapport avec la nourriture.
Entretien réalisé le 24 janvier 2012. Un grand merci à Laurence Granec et Karine Ménard
par Nicolas Bardot