Festival de Locarno | Entretien avec Xandra Popescu

Dévoilé en compétition au Festival de Locarno, le court métrage On the Impossibility of an Homage de la Roumaine Xandra Popescu fait le portrait du danseur Ion Tugearu. Cet hommage, comme le suggère le titre du film, est-il impossible ? Comment rendre justice au personnage plus grand que nature que la caméra observe, et à la grande Histoire que son destin éclaire ? C’est par son point de vue, ses ellipses et son travail sur les échelles que le film se distingue. Xandra Popescu compose un anti-biopic, un ambitieux film de poche et un documentaire hors des conventions. Elle est notre invitée.


Quel a été le point de départ de On the Impossibility of an Homage et comment avez-vous rencontré Ion Tugearu ?

Le point de départ n’était pas vraiment conventionnel. La productrice du film, Ada Solomon, m’a suggéré Ion comme sujet de film. Ada fréquente la scène de la danse contemporaine et c’est là qu’elle a rencontré Ion. Elle est connue en Roumanie, elle apparait souvent à la télévision, donc Ion connaissait déjà son travail. Quand Ada nous a présentés, Ion était d’abord ravi. Il espérait qu’il y aurait un jour un film sur lui.



Le titre de votre court métrage évoque « l’impossibilité d’un hommage » et en effet, votre protagoniste vous prévient en vous disant « vous commettez une grande erreur en me filmant ». Est-ce que cette impossibilité vous a guidée ?

Au début du film, Ion enfile son bandeau emblématique avec son nom inscrit dessus et s’adresse à la caméra. Il déclare : « C’est mon nom, mais en me filmant, vous faites une grosse erreur parce que je suis un homme laid. Si vous voulez me voir beau, venez me voir danser ». Il a fallu 13 prises pour que Ion se sente quelque peu satisfait de cette introduction.

En parlant de le voir danser, l’une de nos rencontres était justement dédiée à ce projet. Ion a créé une chorégraphie qu’il interpréterait en tant que danseur, sur un collage de symphonies de Mahler. Nous nous sommes rendus dans les Carpates parce qu’il voulait que le film soit tourné dans une forêt dévastée par la tempête. Nous avons passé des jours à répéter pour capturer sa chorégraphie et, à mon avis, le directeur de la photographie Pedro Bordaberry a fait un travail incroyable. Cependant, quand Ion a vu les images, il n’était pas satisfait à la fois de son apparence et de la façon dont elles ont été filmées. Sa recherche passionnée de la perfection était un thème constant de nos rencontres.

Comme vous pouvez déjà le constater, au cours de la réalisation de ce film, Ion a perdu une partie de son enthousiasme initial. C’est qu’il avait espéré autre chose : un inventaire de son œuvre et, surtout, un hommage. Au cours des 20 dernières années, l’Opéra national de Bucarest a organisé d’énormes spectacles d’hommage en son honneur, et il y a eu des rétrospectives et des interviews. Ces rituels d’hommage étaient donc quelque chose qu’il attendait de toutes ses interactions.



L’histoire de Ion Tugearu semble suffisamment riche et dense pour un long métrage documentaire. Comment avez-vous sélectionné ce sur quoi vous souhaitiez vous concentrer ?

Ce qui m’intéressait, c’était sa détermination à s’inscrire dans l’Histoire. Je ne pouvais pas lui offrir un piédestal, mais j’étais intriguée et même émue par son envie d’être immortalisé à travers le film. Ayant travaillé comme commissaire d’art pendant plusieurs années, j’ai souvent réfléchi aux questions de l’Histoire de l’art : qui entre dans les livres d’Histoire et comment ? Pourquoi y a-t-il si peu de femmes artistes dont nous nous souvenons ? Que faire de la notion de grand artiste masculin ? Dans quelle mesure est-ce une coïncidence et dans quelle mesure est-ce une planification et une stratégie méticuleuses ? Quel rôle joue la narration dans cette entreprise ?

Ion, par exemple, élabore un récit de lui-même en tant que jeune homme déterminé à devenir un artiste renommé. Et sur son chemin, il y a un gros obstacle : la suspicion d’homosexualité qui pèse sur lui. Pendant sept ans, il n’a cessé d’auditionner pour faire partie de l’ensemble de l’Opéra de la Roumanie communiste – et il a été constamment rejeté. Un oncle l’a averti que la raison pourrait être son homosexualité présumée. Il n’est pas du genre à rester assis et à ne rien faire. Il s’est donc rendu à l’Institut national de médecine légale pour obtenir un certificat qui atteste qu’il n’est pas gay.

La procédure peut aujourd’hui nous sembler ridicule. Mais Ion a obtenu son certificat et, après d’autres difficultés, a finalement été admis dans l’ensemble de l’opéra, où il est devenu rapidement le danseur principal. Ce qu’il ne dit pas, mais que nous comprenons implicitement, c’est qu’il y avait d’autres danseurs de ballet, écrivains et artistes qui ont été persécutés en raison de leur orientation sexuelle. En fait, en 1959, le régime communiste a fait une démonstration de son opposition à l’homosexualité en détenant, jugeant et emprisonnant 20 personnalités notables qui pratiquaient « l’inversion sexuelle ».

Ion est toujours en possession du papier certifiant qu’il n’est pas homosexuel. En même temps, il déclare fièrement qu’il n’a créé des performances et des pièces masculines fortes pour les hommes qu’à une époque où le danseur n’était « qu’un trépied pour la ballerine ».



Votre court métrage pose cette question : « qui crée l‘œuvre : la personne qui filme ou le sujet ? ». Avec le recul, avez-vous trouvé une réponse ou un compromis ?

Je n’aurais jamais pensé que je ferais un film sur un homme, mais les choses dont Ada peut me convaincre… Je dirais que c’est son histoire à lui, racontée à travers mon regard.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent à l’écran ?

Il y a eu deux films dans Pardi di Domani qui ont étanché ma soif de quelque chose de nouveau. J’ai adoré Razeh-del de la réalisatrice iranienne Maryam Tafakory. Sur scène, elle a présenté son film avec l’idée que voir est surfait. Razeh-del raconte l’histoire de deux écolières en Iran qui se lancent dans la réalisation d’un film impossible. Le film présente ce dilemme : elles aiment le cinéma mais ne s’y voient jamais représentées. Le cinéma nie leur (notre) existence, et elles (nous) restent à jamais invisibles. Cette histoire d’amour non partagée est quelque chose qui a profondément résonné en moi. Le film est réalisé à l’aide d’une technique qui obscurcit les images. Ne pas être capable de saisir ce que je vois a eu un effet étrange sur moi. Des images et des intrigues parallèles ont commencé à fleurir dans mon esprit. Il combine l’histoire récente et la biographie personnelle d’une manière à la fois concrète et illusoire. C’est un film qui fait rêver.

Il y a également Ludwig (Power Inferno) d’Anton Bialas, qui tourne autour du roi Louis de Bavière – également appelé le Roi Cygne – qui, avec son compagnon, se retire de l’actualité et de la politique vers un monde fantastique d’art, d’extravagance et de plaisirs décadents. Il aspire à construire une utopie de beauté et de pureté et à devenir immortel. Beaucoup de gens ont vu la scène de masturbation comme une provocation. Pour moi, la provocation du film réside plutôt dans les libertés qu’il prend avec la forme – le texte qui défile, les polices de caractères et la musique. Ces éléments créent un contraste entre le monde onirique de Ludwig et le désastre de la guerre mondiale qui allait bientôt suivre.

Ce que ces deux films très différents ont en commun, c’est le rejet du monde tel qu’il est et une lueur d’espoir qu’un autre monde est possible.


Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 16 août 2024.

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