Situé sur un continent inattendu et excitant entre mélo féminin et film d’espionnage politique, Dos madres vient offrir une nouvelle preuve de la très grande forme actuelle du cinéma espagnol. Sélectionné entre autres à la Mostra de Venise, cet élégant puzzle narratif sort le 17 juillet en salles. Nous nous sommes entretenus avec le cinéaste Victor Iriarte.
Dos madres est un drame qui revient de façon inattendue sur l’affaire des enfants volés du Franquisme. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous pencher sur cet épisode particulier de l’Histoire espagnole?
L’origine de mon désir de faire ce film se trouve au pont de rencontre entre deux idées. La première c’est tout d’abord une image qui m’est soudain venue à l’esprit : celle de deux femmes d’une cinquantaine d’années allongées au soleil sur des chaises longues eau bord du fleuve Douro, endormies comme si c’était l’heure de la sieste et avec des ongles vernis de rouge. L’autre désir, que je partage d’ailleurs avec d’autres collègues et amis du monde du cinéma espagnol, était de parler du rapport que notre génération entretient avec l’Histoire de notre pays.
Je suis né en 1976, Franco est mort en 1975 et nos premières élections démocratiques ont eu lieu en 1978. Notre génération est donc la première à avoir le droit de poser certaines questions qui étaient jusqu’alors tabou. Or, l’affaire des bébés volés est aujourd’hui encore considérée comme l’un des épisodes les plus sombres de cette période, sans doute parce que la blessure n’est toujours pas refermée. Ces histoires d’enlèvements ne sont un secret pour personne, il est très fréquent d’en lire des comptes-rendus dans les journaux, mais la grande majorité des cas demeurent non-résolus. Mes amis et moi connaissons des personnes dans ces situations, et je me suis également beaucoup renseigné sur le sujet auprès s’associations.
Ma manière de relier ces deux origines a été de me poser la questions suivante : et si les deux femmes que j’avais imaginées étaient les deux mères d’un même enfant, l’une la mère biologique et l’autre la mère adoptive ? Qu’est-ce qu’elles pourraient bien se dire si elles se rencontraient ? Je ne suis ni journaliste ni historien : Dos madres est un film politique, mais ma manière d’aborder ce sujet politique est de passer par un langage cinématographique. Ce point-là a toujours été fondamental à mes yeux et je tiens à le rappeler aux spectateurs.
Si on devait se baser uniquement sur le résumé de Dos madres, il serait facile d’imaginer spontanément qu’il s’agit d’un film historique réaliste ou bien au contraire d’un mélo flamboyant. Or vous ne croisez aucune de ces deux pistes. Le scénario possède une structure et un ton qui lui sont propres et échappe aux classifications. Comment avez-vous travaillé cet aspect-là de l’écriture ?
Je dirais que j’ai fait ce film parce que j’avais des questions, pas des réponses. Il est donc normal que ces questions perdurent chez le spectateur. J’associe cette manière de faire narration, en passant d’un genre à l’autre selon une chorégraphie fluide, au langage même du cinéma. Mais je l’associe aussi au monde de la littérature contemporaine, et ça c’est l’univers dont je viens. Le film tourne autour d’une citation de l’auteur chilien Roberto Bolaño, dont la narration permet de voyager d’un lieu à l’autre à l’intérieur d’un même paragraphe. Une qualité qu’il partage d’ailleurs avec des auteurs argentins plus classiques tels que Cortazar (j’ai beaucoup pensé à son roman Marelle) ou Borges.
J’écris, j’ai aussi participé à des performances artistiques et je suis également sélectionneur au Festival de San Sebastián, donc j’ai l’habitude des combinaisons, des mélanges. Si l’on cherche à définir ce qu’est l’art contemporain, peut-être que la solution se trouve dans cette notion de combinaison. Comment faire cohabiter disons, une chorégraphie, une citation littéraire, un atlas, des images de main, etc ? C’est avec ce genre de questions que j’ai commencé à écrire. Par ailleurs, bien qu’il parle d’un sujet grave, je voulais que le film soit joueur. Je voulais me sentir vivant en faisant ce film et le meilleur moyen de se prouver qu’on est vivant c’est en jouant.
Est-ce par ludisme également que vous avez opéré des choix esthétiques forts qui donnent à la mise en scène un style si particulier ?
Je me suis dit « n’ayons pas peur de revenir aux origines du cinéma », parce que ces origines ne remontent pas à si loin dans le temps. Elle n’est pas si lointaine non plus, l’époque où les spectateurs de films d’avant garde étaient habitués à voir des choses telles qu’un format d’image rond ou bien des changements de cadres à l’intérieur d’une même scène. Pourquoi ne pas utiliser tous les outils que l’Histoire du cinéma a apportés ? Mais je ne voulais pas que cela vire à l’exercice de style ou à la carte de visite. Je suis très satisfait de ma vie professionnelle au sein du Festival de San Sebastián, je n’ai pas spécialement envie de débuter à mon âge une longue carrière de réalisateur. Je connais le milieu du cinéma espagnol et ces gens-là me connaissent aussi. Je n’ai pas eu envie de prouver, ni à eux ni a moi, que je pouvais devenir un cinéaste : j’ai fait ce film parce que je voulais faire CE film.
Rien que par leurs filmographies, Ana Torrent et Lola Dueñas représentent chacune un visage différent du cinéma espagnol. Leur face-à-face apporte au film un niveau de lecture supplémentaire. Qu’est-ce que cette combinaison, pour reprendre le terme que vous utilisiez, pouvait selon vous apporter a l’ensemble du film ?
Encore aujourd’hui j’ai du mal à croire à la chance que j’ai eue de travailler avec ces deux actrices (rires). Le film est une coproduction avec la France et le Portugal mais la majorité des financements viennent bien sûr d’Espagne, et il se trouve que les deux principaux producteurs sont également cinéastes : Isaki Lacuesta et Isa Campo. Ce sont des amis et ils ont davantage d’expérience que moi, je leur faisais donc une totale confiance sur leur manière de s’occuper du film. La période du casting est tombée en plein confinement. Je n’avais pas d’actrice spécialement en tête à l’époque et nous avons donc décidé de faire un casting vidéo où chaque candidate pouvait se filmer elle-même en train de jouer ou lire une scène. C’est peut être dû à la présence d’Isaki Lacuesta au générique mais nous avons très vite reçu des vidéos de la part de presque toutes les actrices espagnoles. Ce succès m’a presque effrayé (rires).
Ana Torrent est bien sûr une actrice clé de mon apprentissage cinéphile : L’Esprit de la ruche est un de mes films fétiches mais il y a aussi les films de Saura ou ceux qu’elle a faits plus tard dans sa carrière comme Tesis d’Amenabar. Quand j’ai réalisé avec stupeur qu’elle avait postulé, je ne savais même si je possédais suffisamment de recul pour pouvoir travailler avec une actrice que j’avais tant admirée. Isa et Isaki m’ont déjà vite rassuré, ils m’ont dit « inutile de te stresser à chercher quoi lui répondre parce qu’on est déjà convaincu à ta place que tu ne trouveras pas mieux qu’elle pour ce rôle. Tu peux passer à autre chose ». Ça m’a enlevé un sacré poids (rires).
Je connaissais déjà Lola Dueñas par des amis communs et je savais qu’elle avait une énergie complètement différente de celle d’Ana, ce qui m’a fait dire qu’elles feraient une combinaison intéressante. Lola a postulé en envoyant une vidéo… où elle n’apparaissait pas, elle filmait un chemin en récitant le texte en voix off, comme si elle s’emparait de mon texte non pas en tant que simple interprète mais en tant que co-narratrice. Ce décalage m’a beaucoup plu. Je ne savais même pas à l’époque qu’elle vivait au Portugal, exactement comme son personnage dans le film. On peut dire que c’est un signe qu’on aurait eu tort d’ignorer.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 20 octobre 2023. Un grand merci à Audrey Grimaud.
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