Primé à la Berlinale et candidat de l’Autriche pour les Oscars, The Devil’s Bath du duo Veronika Franz et Severin Fiala sort ce mercredi 2 octobre en salles. On a pu remarquer le talent de Franz et Fiala dès leur premier long, le film d’horreur Goodnight Mommy. Cette fois-ci, il s’agit davantage d’un film historique sur des faits horribles que d’un pur film d’horreur. Il s’inspire d’histoires réelles qui ont eu lieu en Autriche comme en France : dans des sociétés ultra-religieuses où le suicide est le pire des péchés, des femmes qui souhaitent mourir en viennent à commettre des crimes dans l’espoir d’être exécutées et d’aller au paradis. Visuellement somptueux, The Devil’s Bath est un film d’une captivante densité sur le poids politique de la religion, en particulier sur les femmes. Nous avons rencontré Veronika Franz et Severin Fiala.
Vous nous évoquiez déjà la genèse de The Devil’s Bath lorsque nous vous avons interviewés il y a bientôt dix ans au Festival de Gérardmer. Comment votre projet initial a-t-il évolué au fil des ans ?
(Ils éclatent de rire tous les deux) : Oh non, dix ans déjà, ce n’est pas possible!
Severin Fiala : On garde un très bon souvenir de ce festival, et c’est vrai qu’on fête en quelque sorte les dix ans de l’idée du film. The Devil’s Bath est basé sur l’histoire vraie d’une femme ayant vécu dans cette région. Nous en avons entendu parler pour la première fois il y a dix ans et nous avions tout de suite ressenti l’envie commune d’en faire un film. Nous nous sommes plongés dans un travail d’archivage afin d’en savoir le plus possible, mais ce qui nous a pris du temps fut d’arriver à trouver le bon angle pour raconter cette histoire. L’unique source d’information écrite que nous avions à notre disposition était le compte rendu du procès de cette femme. Par exemple, nous avons dans un premier temps envisagé d’en faire un film de procès, mais cela ne rendait pas vraiment justice à l’interrogation profonde qui persiste quant à ses motivations.
Veronika Franz : C’était très touchant de lire ces comptes-rendus car on sentait que cette femme se retrouvait pour la toute première fois en position de pouvoir raconter sa vie, de donner son point de vue et d’être écoutée. Mais c’est vrai que notre première version du scénario était ennuyeuse parce qu’on avait juste l’impression d’être le témoin extérieur d’une discussion aride entre deux personnages. Il fallait trouver un moyen d’interagir plus directement avec l’héroïne, puisque l’impulsion première venait d’elle.
Severin Fiala : A la fin du film, le personnage se confesse presque directement à la caméra. Avec cette scène-là nous avons voulu recréer le sentiment de notre première lecture, une connexion particulièrement directe avec elle et son point de vue. Il nous a fallu beaucoup de temps pour aboutir à la forme idéale et puis, même si c’est moins intéressant comme réponse, c’est vrai que le financement nous a également pris beaucoup de temps. Tous nos interlocuteur étaient effrayés par les thèmes abordés.
Contrairement à vos films précédents, The Devil’s Bath n’est pas à proprement parler un film d’horreur. Il possède néanmoins plusieurs éléments le rapprochant du genre, telles la figure de la sorcière ou la présence de rituels païens évoquant la folk horror. Jusqu’à quel point avez-vous souhaité vous approcher de la frontière de l’horreur ?
Veronika Franz : Oui, bien sûr. The Devil’s Bath est un film d’horreur mais un film sur l’horreur intérieure, celle que l’on porte toutes et tous à l’intérieur de nous et qui fait qu’on se débat avec nos cauchemars. C’est un film sur la dépression, et vivre avec la dépression c’est un film d’horreur (rires). L’histoire se déroule avant le siècle des Lumières et c’est une période particulièrement intéressante en ce qui concerne la place de la religion. Les sociétés européennes sont alors encore pleines de superstitions et de croyances. Nous n’avons rien exagéré et n’avons certainement pas souhaité créer un conte de fées. Nous avons fait des recherches poussées sur le sujet et nous étions accompagnés de trois historiens, dont un spécialisé dans les superstitions.
Severin Fiala : Je dirais que les choses n’ont pas vraiment changé pour nous depuis Goodnight Mommy. Nous continuons à chercher l’horreur cachée dans la réalité. Dans une scène de The Devil’s Bath, l’héroïne se voit offrir un doigt coupé en guise de porte-bonheur. A l’époque, c’était quelque chose de complètement normal, un événement de la vie de tous les jours. C’est pourquoi il était important que les personnages n’aient l’air ni dégoutés ni effrayés.
Veronika Franz : Nous avons testé différents scénarios et nous avons essayé à plusieurs reprises d’en faire un pur film d’horreur. Or, on avait à chaque fois l’impression de forcer le trait et de trahir la réalité de ce qu’avait vécu cette femme. Son histoire et ses mots nous avaient tellement touchés qu’on avait mauvaise conscience de transformer son vécu en monstruosités. Personne ne l’écoutait et ne s’intéressait à elle, sa vie ressemblait déjà suffisamment un film d’horreur.
Severin Fiala : La violence de sa situation nous a d’ailleurs semblé très moderne. Le sentiment qu’elle avait d’être en permanence inadaptée et insatisfaite de ne jamais être à la hauteur de ce que le monde attend de nous, c’est un sentiment très courant dans la société contemporaine.
En termes de mise en scène et d’écriture, comment avez-vous trouvé votre équilibre idéal entre respecter la véracité historique et épouser la subjectivité du point de vue de cette femme angoissée ?
Veronika Franz : Nous n’avons jamais souhaité recréer des peintures ou ce genre de clichés. De toute façon les personnages du film sont pauvres et à l’époque personne n’aurait eu l’idée de peindre des pauvres, il n’y avait personne pour s’intéresser à eux et pour cette raison il n’y a quasiment aucune trace de leur vécu. Comme je vous le disais, trois historiens nous ont accompagnés dans nos recherches car nous voulions être le plus respectueux possible. Or ils nous ont assez vite dit que personne ne pourra probablement jamais savoir avec exactitude comment vivaient ces gens. Nous avons fait des recherches bien entendu, mais au bout d’un moment ils nous ont dit qu’on avait fait le tour de la question, qu’il ne nous restait plus rien à apprendre et qu’on ferait tout aussi bien de faire comme on voulait.
Severin Fiala : Cela tombait bien car nous souhaitions avant tout filmer la vraie vie. Nous désirions surtout éviter que le film ressemble à un musée, qu’il soit mort.
Veronika Franz : Pour répondre à votre question, le travail sur les costumes a été une étape importante. Nos premiers essais étaient ratés, les costumes que nous avions imaginés avaient quelque chose de trop artificiel. Puis nous avons appris que dans cette région-là, les méthodes de pêche n’avaient pas changé depuis le 13e siècle. Enfin, les outils et les matériaux ont bien sûr évolué mais la méthode est restée la même, et bizarrement les tenues aussi. Nous avons donc engagé des pêcheurs du coin qui sont venus avec leurs propres tenues, leurs propres chapeaux, et c’est ce qu’on voit dans le film. Quant aux costumes que nous avons dû créer, nous avons délibérément choisi l’inconfort (rires).
Severin Fiala : A l’époque, on ne créait pas vêtements sur mesure. Les habits se passaient de génération en génération, on héritait des tenues d’un autre même s’ils n’étaient pas à la bonne taille. Nous avons donc demandé à la personne responsable des costumes de ne faire que des tenues soient trop larges, soit trop serrées. Y compris pour les bottes.
Veronika Franz : Résultat : tout le monde marchait de façon très tendue (rires).
Severin Fiala : Nous avons demandé aux acteurs de bien vouloir rester dans leurs costumes le plus longtemps possible, même en dehors du tournage, afin de s’y habituer et d’acquérir une démarche plus fluide. L’un d’entre eux nous a dit qu’un jour il avait fini par oublier, ce n’est qu’au moment où tout le monde le regardait de façon bizarre au supermarché qu’il s’est rendu compte qu’il était encore en tenue.
Est-ce que c’est cette recherche de l’inconfort qui a présidé au choix de la chaumière absolument horrible où vit l’héroïne ? Est-il d’ailleurs vrai que vous avait demandé à l’actrice d’y emménager pendant le tournage ?
Veronika Franz : Mais bien sûr (rires)! Dans tous nos films, les maisons sont des extensions des protagonistes.
Severin Fiala : Nous n’avons pas eu à construire cette maison. Il se trouve que la personne responsable des costumes est tombée dessus par hasard dans les bois. Nous en sommes tombés amoureux car cela correspondait exactement à ce que nous cherchions. Seulement nous ne pouvions pas rentrer dedans car elle était remplie de débris à ras-bord. Nous avons donc dû reconstruire tout l’intérieur.
Veronika Franz : Nous avons demandé aux acteurs d’emménager dedans afin que leurs gestes acquièrent une qualité naturelle. Par exemple, lorsque vous cuisinez dans une chaumière et qu’il fait nuit, l’unique source de lumière provient du feu situé sous votre marmite, vous ne pouvez donc pas du tout voir ce que vous cuisinez. A force de devoir réellement cuisiner dans ces conditions, l’actrice a fini par trouver l’astuce suivante : prendre un bout de bois embrasé et le garder dans sa bouche. Elle l’ignorait, mais c’était vraiment comme ça que faisaient les gens à l’époque, tout ridicule que cela paraisse. Nous avons donc intégré cela au film.
La question et les réponses suivantes dévoilent des éléments du dénouement de The Devil’s Bath. Nous vous invitons à les lire après avoir vu le film.
La scène finale est démente, c’est un moment de bascule grotesque, absurde et spectaculaire. Pouvez-vous nous en dire davantage sur l’importance de ce dénouement, sur la manière dont vous l’avez envisagé ?
Veronika Franz : Nous sommes ravis que vous l’ayez perçue comme telle car nous l’avons précisément pensée comme une explosion soudaine venant clore une vie passée entièrement dans le silence. Le film est comme qui dirait encadré par deux scènes de liesse : le mariage de l’héroïne au début et son exécution à la fin. D’ailleurs, je ne sais pas si vous l’avez remarqué mais dans ces deux scènes nous avons délibérément engagé les mêmes figurants et conservé les mêmes musiciens.
Severin Fiala : Nous souhaitions une fin qui déstabilise le spectateur. Résultat : de nombreuses personnes sont sorties du film furieuses. Ils avaient envie d’être triste pour l’héroïne et ils nous en voulaient beaucoup d’avoir terminé le film sur une scène dansante. Or c’était précisément notre but : nous voulions que les spectateurs soient en colère et qu’ils aient envie de danser en même temps. C’est un mélange très humain.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 26 septembre 2024. Un grand merci à Michel Burstein. Crédit portrait : Jens Koch.
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