Dans Beans, distingué au Festival de Toronto et sélectionné cette semaine au Festival de Créteil, Tracey Deer raconte l’histoire d’une adolescente prise dans le tumulte de la crise d’Oka. Celle-ci a opposé les Mohawks et le gouvernement québécois durant l’été 1990. Mohawk elle-même, Tracey Deer signe avec Beans un mélange réussi entre un attachant récit d’apprentissage et une démarche politique. Elle est notre invitée de ce Lundi Découverte.
Beans est votre tout premier long métrage de fiction après plusieurs documentaires. Qu’est-ce qui vous a amenée à la fiction pour ce projet ?
Je crois que chaque histoire détermine d’elle-même la meilleure forme, celle qui lui correspond le mieux. D’ailleurs j’avais déjà fait de la fiction pour un projet télévisuel, mais le format n’était pas le même. Il existe déjà plusieurs documentaires sur la Crise d’Oka, notamment du point de vue des Mohawks, et certains sont passionnants. Parce que j’ai moi-même vécu ces événements quand j’étais enfant, je voulais que mon film soit perçu à travers un point de vue d’enfant. Or c’est presque impossible à faire à travers un documentaire, en tant qu’adultes on est déjà trop vieux. Cela devient un point de vue d’adultes sur des enfants.
Vous avez mis 8 ans à écrire le scénario, pouvez-vous nous parler de ce long processus ?
Écrire Beans m’a demandé beaucoup de courage, pour deux raisons différentes. Tout d’abord, il faut savoir que la crise d’Oka a été un événement fondamental pour moi, pour ma communauté et pour tout le pays. J’avais donc beaucoup de pression sur les épaules. Mais surtout, il a fallu que je réalise à quel point cette période m’avait traumatisée, et à quel point j’avais inconsciemment enfoui cette souffrance au fond de moi. Il m’a fallu des années de thérapie pour faire le point sur tout cela. Faire ce film était devenu une responsabilité à la fois collective et personnelle.
En termes d’écriture, comment avez-vous trouvé votre équilibre idéal entre raconter une histoire collective (des faits historiques) et une histoire intime ?
Une grande partie du processus d’écriture a consisté à trouver cet équilibre, c’est d’ailleurs aussi pour cela que ça m’a pris autant de temps. Au tout début du projet, j’ai énormément écrit. J’ai couché par écrits tous les épisodes liés à la Crise d’Oka auxquels je pouvais penser. Les premières versions du scénario étaient remplies d’informations sur ce qui s’est passé, mais le fil rouge de mon expérience personnelle était totalement invisible. Le travail de réécriture a donc consisté à faire réapparaitre ce fil, un peu plus a chaque version.
La vérité c’est que j’avais douze ans quand ces événements ont eu lieu et que, forcément, je ne comprenais pas tout ce qui se passait, et c’est pareil pour l’héroïne du film. Il fallait un contexte historique à l’histoire de mon héroïne, sinon personne n’aurait rien compris. Il fallait transmettre l’information, mais il fallait surtout coller à la manière dont elle et moi comprenions uniquement certaines choses. Et puis si les gens veulent les faits et rien que les faits, il y a les documentaires.
Quelles questions vous êtes-vous posées au moment de retranscrire la brutalité des événements, tels qu’ils sont justement vus et compris par une adolescente ? Qu’est-ce qui aurait été trop ou pas assez à montrer ?
Intéressant. C’est la première fois qu’on me pose cette question. Je dirais tout simplement que ce que vous voyez de violent dans le film, c’est la vérité. Tout est arrivé : je l’ai moi-même vécu, ou alors j’en ai été le témoin, et pour chacune des choses que je montre il existe des images d’archives en guise de preuve. Je ne me suis jamais vraiment posé la question de trop ou trop peu montrer, puisque cela faisait partie de ma démarche de montrer fidèlement ce qui s’est passé, retranscrire la réalité des faits.
Beans est raconté entièrement du point des personnages féminins. Était-ce pour vous une manière de traduire quelque chose sur la communauté dans laquelle vous avez grandi ?
Nous, les Mohawks, sommes une société matriarcale, j’ai été élevée par ma mère et mes tantes, qui étaient chacune la chef de leur famille. C’était des forces de la nature, c’était à la fois mes modèles et mes sources d’inspirations. L’idée qu’elles m’ont transmise c’est qu’en tant que femme mohawk, c’était à moi de trouver la force et le courage de tracer mon chemin propre à travers le monde.
Est-ce qu’avec ce film vous avez l’impression de transmettre un message similaire aux jeunes filles qui ont l’âge de votre héroïne?
(Elle pleure) Si j’ai fait ça, j’en suis particulièrement fière ! Je voulais devenir cinéaste depuis mes douze ans, mais je n’avais absolument aucun exemple autour de moi, je n’avais aucune preuve que ce rêve était accessible. Si aujourd’hui je fais partie de ce changement, j’en pleure de joie.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 23 septembre 2020. Un grand merci à Stephen Lan.
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