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Dans son court métrage d’animation Autokar, la Belge d’origine polonaise Sylwia Szkiladz s’inspire librement de son histoire pour raconter le trajet d’une fillette entre la Pologne et la Belgique. Ce film, qui emprunte aux contes enfantins, fait un usage à la fois minimaliste et remarquable des couleurs, tout en composant une atmosphère nocturne et angoissée. La réalisatrice effectue un travail imaginatif et poétique sur les échelles dans ce récit sensible, dévoilé à la Berlinale dans la section Generation. Sylwia Szkiladz est notre invitée.
Quel a été le point de départ de Autokar ?
Tout a commencé il y a 5 ans, lorsqu’une amie m’a demandé comment je suis arrivée en Belgique. Lorsque je lui ai répondu, elle m’a demandé si je n’avais pas envie de raconter tout ça à travers ce que je fais, c’est à dire l’animation. Sa question est restée en moi, et petit à petit j’ai commencé à écrire. Par ailleurs, cette même amie a animé de belles séquences du film, c’est Eve Deroeck. L’idée de mettre à distance cette histoire qui est très proche de moi en la fictionnalisant m’a paru libératrice. Les émotions ressenties durant de nombreux voyages que j’ai faits depuis mes 8 ans, entre la Pologne et la Belgique, étaient toujours très fortes, complexes, floues. Je ressentais le besoin de m’y replonger pour me les approprier en tant qu’adulte. Pour faire mien ce départ, qui m’avait été imposé par l’extérieur en tant qu’enfant.
Dans le processus d’écriture, j’ai échangé avec des personnes aujourd’hui adultes, qui, tout comme moi, sont parties de Pologne dans les années 1990. A travers leurs récits, je m’identifiais et enrichissais mon point de vue. Avec la plupart de ces personnes on se connait depuis que nous sommes arrivées en Belgique, mais nous n’avions jamais parlé de cette « traversée », comme si elle était normale, qu’elle allait de soi et qu’il n’y avait rien à en dire. C’est pour raconter les histoires de ces enfants partis durant les années 1990 que j’ai voulu écrire, pour raconter ces ressentis de l’intérieur, et se permettre du recul.
J’ai hésité sur la tranche de vie que je voulais mettre en scène : en Pologne, juste avant le départ ? En Belgique, une fois arrivée ? Et c’est finalement quelque part entre ces deux pays, dans une sorte de no man’s land sur roues, que j’ai ancré cette histoire. J’ai vu dans ce huis clos de l’autocar une ligne narratrice simple, qui me permettrait de jouer avec la mise en scène et l’intensité émotionnelle.
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Pouvez-vous nous parler des emprunts aux contes enfantins que semble faire votre film ?
J’avais du mal à imaginer cette histoire avec des personnages humains, en animation ça peut vite devenir anecdotique, de plus j’avais l’impression que ce serait trop réaliste pour que je puisse prendre de la distance. Je les voulais expressifs, symboliques, qu’ils s’adressent à l’inconscient, mais je n’avais pas envie de caricatures humaines. Au quotidien je dessine des personnages mi-humains, mi-animaux, leur aspect physique s’est imposé à moi. Je me sentais à l’aise avec eux. Je ressens beaucoup d’amour et d’empathie pour mes personnages, même ceux qui s’opposent à la quête du crayon d’Agata. Je les connais dans la vraie vie, mais j’avais envie de les fictionnaliser davantage. L’aspect des personnages a participé à cet univers creepy-cute propre à l’enfance, qui s’enracine dans la réalité en flirtant avec la magie et l’imaginaire, ce qui fait bien sûr écho aux contes.
Ces personnages sont l’imaginaire d’Agata, qu’elle emmène avec elle dans une traversée. Ce ne sont pas que des corps qui se déplacent, mais toute une construction fragile. Pour un enfant il s’agit de rêves, de projections, d’histoires que l’on se raconte, qu’on entend, de lien avec le vivant, avec la nature à laquelle elle est attachée, à sa terre qu’elle quitte. Les dialogues, eux, je les voulais ancrés dans la réalité, avec des acteurs et actrices qui jouent d’une manière naturaliste.
Les contes ont toujours été une grande source d’inspiration. J’aime en lire, en écouter, en raconter. Le conte oral est universel et accessible à tous, il y a énormément de conteurs autour de nous, dans la vie de tous les jours. C’est aussi quelque chose que j’ai voulu mettre en avant dans le film. Agata va parler à des étrangères et étrangers du bus et écoute leurs histoires, c’est sa manière de chercher son crayon qui lui permettra de se connecter à elle-même.
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Il y a dans votre film une utilisation plutôt minimaliste des couleurs, avec des touches de couleurs dans le cadre ici ou là : pouvez-vous nous en dire davantage sur cette approche formelle ?
C’était une volonté dès le départ. Comment raconter visuellement les années 1990 en Pologne ? Pour moi c’était du béton, du gris, mais aussi la campagne verte et des publicités de l’époque avec des couleurs flashy qui n’allaient pas du tout ensemble, ce qui créait une esthétique en soi. J’avais envie de m’inspirer de ça pour faire revivre ces ambiances colorées. Et puis il y a la personnalité du bus avec sa moquette, ses rideaux roses fuchsia, presque fluo. Qui contraste fort avec le pull de Agata. C’était une sensation colorée de contraste qui s’est imposée à moi et que j’ai eu envie de suivre.
J’avais aussi envie de créer une forme d’uniformité, que l’on retrouve des couleurs déjà rencontrées avant, plus loin dans le film. Le but étant de créer un « objet » film qui a ses couleurs propres. Pour créer ses ambiances au niveau des décors, avec Noémie Marsily, nous avons d’abord travaillé en niveaux de gris, avec des masses à l’encre de chine, c’était notre base. Sur cela nous amenions la couleur par endroits, avec des touches très « flashy ».
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Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?
J’admire depuis des années le travail du couple Jan et Eva Svankmajer. Quand je regarde leurs films j’ai toujours envie de créer. Cette énergie qu’elle et lui mettent dedans est très communicative. Le côté brut des sons, des matières, du montage, mais en même temps il y a beaucoup d’engagement, de poésie et c’est très fin. J’ai beaucoup été inspirée par Les Triplettes de Belleville, j’aime l’imaginaire lié au milieu ouvrier qui se déploie dans ce film. Les personnages sont juste excellents. Koji Yamamura m’a beaucoup inspirée dans les traitements très variés de ses films. Il explore, se lance des challenges techniques toujours en gardant une part de mystère. Regina Pessoa est une réalisatrice qui m’a donné beaucoup de force à travers l’expressivité de ses courts métrages animés. Elle m’a appris à me faire confiance, car elle prend au sérieux les émotions des enfants.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent au cinéma ?
J’ai adoré et revu plusieurs fois Acid Rain, un court métrage d’animation de Tomek Popakul. Les ambiances, la musique, son côté rough dans l’animation, la mise en scène, l’histoire. On sent que c’est quelqu’un qui s’inspire beaucoup de la prise de vue réelle, et je crois que le film a été tourné avec des acteurs avant d’être de l’animation. Ce lien entre prise de vue réelle et animation est vraiment intéressant, et je n’avais jamais vu un film avec un traitement visuel comme celui-ci avant.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 6 février 2025. Un grand merci à Luce Grosjean.
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