
Avec Quai Sisowath, le duo français Stéphanie Lansaque & François Leroy signe un conte horrifique inspiré du folklore cambodgien dans lequel une idylle entre deux jeunes gens tourne au cauchemar. En compétition à Clermont-Ferrand et cette semaine à Annecy, Quai Sisowath fait preuve d’une grisante ambition esthétique et d’une grande personnalité visuelle, avec un soin remarquable apporté à la lumière, aux couleurs et aux transparences. Stéphanie Lansaque & François Leroy sont nos invité.es.
Quel a été le point de départ de Quai Sisowath ?
Depuis longtemps, nous avions envie de faire un film sur le Cambodge, pays que nous connaissons bien et auquel nous sommes très attachés (nous vivons depuis une vingtaine d’années entre la France et l’Asie). Début 2020, nous étions à Phnom Penh, en pleine grève des éboueurs, quand a émergé le Covid 19. Les ordures s’amoncelaient dans les rues alors que les recommandations sanitaires se faisaient plus pressantes. Quai Sisowath est né dans cette atmosphère de fin du monde. Nous connaissions la légende de la Ahp, ce monstre se nourrissant de sang ou, à défaut, de détritus. Nous nous sommes inspiré.es des événements et de cette figure du folklore cambodgien pour écrire un film d’horreur avec en toile de fond des problématiques environnementales et sanitaires.

Dans Quai Sisowath, il y a des éléments horrifiques très spectaculaires. Pouvez-vous nous parler de votre rapport au cinéma d’horreur ?
Nous sommes d’une génération qui a grandi avant l’apparition d’internet, notre culture cinématographique est donc très liée à la télévision. Dans les années 80-90, les séries comme Les Contes de la crypte ou les films comme Ça (adapté de Stephen King) étaient accessibles aux jeunes adolescents que nous étions alors. Grâce à eux, nous avons appris à apprécier l’horreur. Plus tard, les cassettes vidéo nous ont permis de découvrir des films comme Beetlejuice, Evil Dead ou Braindead, qui avaient en commun de pallier le manque de moyens par l’inventivité et la créativité. Sans oublier un sens de l’autodérision et un enthousiasme qui les rendaient très accessibles. Grâce à ces films, nous avons pu découvrir l’animation image par image comme moyen de faire intervenir le fantastique dans le réel, au même titre que les maquillages d’effets spéciaux. Plus tard, en » montant à Paris » pour nos études, nous avons d’ailleurs vécu en colocation avec Frédéric Lainé, qui a depuis monté CLSFX Atelier 69, spécialisé en effets spéciaux et maquillage, et qui est devenu une référence en la matière.

Votre utilisation de la lumière et des transparences est remarquable. Pouvez-vous nous en dire davantage sur la technique que vous avez utilisée ?
Notre technique s’apparente à une forme de papier découpé numérique 2D. Nous travaillons sur After Effects, qui est à l’origine un logiciel de compositing. Nos images sont le résultat de la superposition de nombreuses couches, chaque calque ayant une transparence et un mode de fusion propre. Nous avons écrit et développé des outils de déformation qui nous permettent de donner du relief au papier découpé et créer une sensation de volume. Nous avons également développé nos propres outils de compositing pour reproduire les textures et les couleurs acidulées des imprimés « Pulp » populaires au Cambodge et qui ont inspiré l’esthétique du film.
Nous voulions retrouver à l’écran l’aspect chaleureux de l’impression papier sans pour autant perdre le côté luminescent du personnage principal et la brillance des lumières nocturnes de la ville. Enfin, pour les séquences de théâtre d’ombre, nous avons essayé de donner un sentiment de proximité avec les marionnettes et l’écran. Pour cela, nous avons notamment travaillé avec les contre-jours, les ombres portées et le flou qui apparaissent quand les marionnettes s’éloignent de l’écran et se rapprochent de la source de lumière.

La ville est représentée de manière très vivante dans votre film et joue un rôle important dans l’atmosphère. Comment avez-vous travaillé sur le décor en particulier ?
Pour certains décors, nous avons utilisé une base photo et vidéo. Nous utilisons cette technique hybride depuis notre premier film Bonsoir Mr Chu (2005) et la faisons évoluer au fil des projets. Elle nous permet de nous appuyer sur l’observation et le réel, même si par la suite, nos films peuvent s’en éloigner et partir très loin dans le fantastique. Contrairement à beaucoup de films d’animation, nous travaillons sans story-board. Le découpage est dicté en grande partie par les lieux dans lesquels nous tournons, même si nous nous permettons quelques libertés. Ce mélange d’image captée et de dessin nous permet d’enjamber la frontière entre le réel et l’imaginaire et de questionner le rapport à la réalité. Nous aimons donner au public un rôle actif dans l’interprétation des images et du récit, pour qu’il puisse se projeter et s’approprier nos films.

Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?
David Lynch est une influence majeure. Il nous impressionne par son habilité à créer des ambiances denses et mystérieuses, propices à l’imagination. Nous partageons en grande partie sa vision du cinéma, notamment cette idée qu’un film ne doit pas nécessairement être limpide mais qu’au contraire il peut ménager une part d’ambiguïté. En invitant les spectatrices et spectateurs à remplir les zones floues du récit, David Lynch les incite à trouver leurs propres réponses plutôt que de leur imposer un message explicite. Nous sommes aussi particulièrement touché.es par l’énergie, la liberté et l’inventivité des cinéastes des années 60 et 70. Nous avons découvert la Nouvelle Vague sur le tard, pourtant elle nous a beaucoup influencé.es de manière indirecte. Des réalisateurs comme Wong Kar-wai ont eu une influence majeure sur notre esthétique et notre façon d’écrire, bien avant que nous ne prenions conscience que lui-même puisait dans la Nouvelle Vague.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 11 juin 2025. Un grand merci à Estelle Lacaud.
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