Focus Festival d’Annecy | Entretien avec Shirley Bruno

Primé au Festival du Film d’Animation d’Annecy, An Excavation of Us est une ambitieuse évocation de la Révolution haïtienne à la dimension historique, mythologique et poétique. Ce beau film sur la mémoire, vue comme une ombre ou inscrite dans la peau, est réalisé par la très prometteuse Shirley Bruno que nous avons rencontrée.

 

Quel a été le point de départ de An Excavation of Us ?

Le film traite l’histoire réelle de Marie-Jeanne Lamartinière, une femme qui a combattu comme soldat dans la Révolution Haïtienne contre la France à l’époque de la Révolution Française. J’ai toujours été fascinée par le fait qu’on sait très peu de choses de son histoire réelle, comme pour la majorité des femmes qui ont combattu dans différentes guerres. Mais en même temps, paradoxalement, il y a une grande grotte importante en Haïti qui porte son nom. De plus, les rumeurs allaient bon train à son sujet et lui ont donné au fil des années le statut de légende.

Selon les légendes, elle était une femme qui a séduit plusieurs soldats de Napoléon dans sa « grotte » afin de les empoisonner dans un acte de rébellion. Tout ce qui reste d’elle dans notre mémoire collective est quelque peu insaisissable, c’est comme la caverne de Platon. Ou dans ce cas précis, quelque chose d’ambigu entre l’histoire, la mémoire et le mythe. Ce qui m’intéresse, c’est qu’elle existe à plusieurs niveaux. C’est à la fois un vrai personnage historique mais aussi une figure mythologique. On parle d’un lieu physique mais aussi symbolique qui est comme le cœur spirituel de cette Histoire à la fois violente, libératrice et compliquée.

An Excavation of Us, de Shirley Bruno

Pouvez-vous nous parler de ce choix d’animation pour raconter cette histoire en particulier ?

Dès le départ, j’ai voulu créer un monde intérieur qui vous amène dans un univers sensoriel, tactile, féminin, changeant. J’ai imaginé un univers évoluant entre réalité / documentaire et mythique / fiction. Donc c’était naturel pour moi que l’animation reflète cette dualité. J’ai pris des photos dans la Grotte de Marie-Jeanne à Port-à-Piment en Haïti. Nous avons déconstruit les images pour récréer l’espace de la grotte et avoir le sentiment d’un voyage en bateau avec de la profondeur de champ. Nous avons monté en couches superposées les ombres, l’eau, la brume et les autres détails grâce à la création d’images composites (2D et 3D manipulées).

Le visuel et de l’animation reflètent l’élan du parcours émotionnel du personnage, qui est au début réel et à la fin conceptuel. Le parcours suit sa lutte basée sur l’Histoire, sa mort réelle et proverbiale, et sa renaissance, quand elle est transformée en autre chose, plus abstraite et spirituelle. Car finalement, son corps et la grotte sont inextricablement liés. J’ai imaginé un monde des ombres, un peu comme un spectacle d’ombres chinoises, un peu comme les peintures pariétales sur les anciennes pierres qui portent une histoire millénaire. Comme les ombres de la caverne de Platon, il y a un jeu entre ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas. On parle de l’Histoire selon votre point de vue – si vous êtes le vainqueur ou le vaincu, si vous êtes celui qui écrit le texte de nos livres d’Histoire ou non.

An Excavation of Us, de Shirley Bruno

Le film parvient à avoir une dimension à la fois historique, mythologique et poétique. Comment travaille t-on sur ces différences de tons lors de l’écriture du film ?

Mon travail est toujours centré sur la frontière poreuse entre documentaire et fiction, la mythologie et l’Histoire. Je crois qu’il y a de la poésie dans la perception des choses qui se situent entre le concret et l’imaginaire. Je suis très inspirée par cet espace fragile, cet entre-deux, par ces éléments qui devraient peut-être d’ailleurs ne faire qu’un. Je dis toujours que je vis avec un pied dans deux mondes et qu’il n’y a pas beaucoup de différence entre les deux.

Est-ce à vos yeux un film sur la mémoire ?

Oui, c’est un film qui essaie de révéler les mémoires collectivement. Qu’elles soient héritées ou oubliées, les traces des l’Histoire restent en nous, écrites ou effacées sur notre corps, sur la pensée collective… Qu’on exprime nos traumatismes collectifs ou qu’on les enterre profondément dans l’oubli et le passé, je crois qu’elles nous marquent malgré tout, génération après génération. C’est peut-être mieux d’examiner cela, même si cela signifie qu’il faut regarder dans ce qu’on peut avoir de plus sombre en nous.

An Excavation of Us, de Shirley Bruno

Quels sont vos cinéastes favoris ?

Krzysztof Kieślowski, Apichatpong Weerasethakul, Julie Dash, Maya Deren, John Afromkah et beaucoup d’autres !

Quel est le dernier film où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf ou de découvrir un nouveau talent ?

Je suis allée dans un festival en Suède et j’ai vu un court métrage de JungHee Biann Seo qui s’appelle Water Folds. C’est un film impressionniste sur des plongeuses coréennes réalisé en noir et blanc. C’était beau de voir une cinéaste mettant en scène l’eau d’une nouvelle façon.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 5 novembre 2018.

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