Après s’était fait connaître dans les années 90 avec ses séries de photos consacrées à ses parents alcooliques, Richard Billingham signe son tout premier long métrage. Primé à Locarno, Ray & Liz est un mélange passionnant et unique entre réalisme cru, humour grotesque et onirisme anxieux. En salles dès ce mercredi 10 avril et à ne pas rater.
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Ray & Liz se base sur vos souvenirs personnels et familiaux, c’est à dire la même base que pour votre travail photographique, qui documentait la vie de vos parents. Qu’est-ce que ça a changé pour vous de parler d’eux sous forme de fiction cette fois?
Avez-vous déjà vu des photos de Jeff Wall ou Cindy Sherman ? Ça a beau être de la photo, ils font déjà de la fiction, ils construisent une narration. J’ai beaucoup étudié la manière dont ils parviennent à raconter une histoire avec simplement une image fixe. Regarder ces photographies m’a aidé à faire ce film.
Considérez-vous votre série de photos Ray’s a laugh, dédiée à votre père, comme un travail de fiction?
Non c’est du reportage. Il s’agissait juste de se trouver au bon endroit au bon moment et capter les moments décisifs. En revanche, il y a peut-être un élément de fiction qui naît quand on compare les photographies entre elles. Dans une série de cent photos, si vous en piochez quinze, elles vous racontent une histoire, mais si vous en piochez quinze autres à la place, l’histoire devient complètement différente. Il y a une part de fiction inhérente dans chaque montage.
La manière dont les photos sont agencées dans un espace d’exposition, cela crée également de la fiction?
Oui. Ne serait-ce que la taille des tirages, selon qu’elles soient minuscules ou qu’elles aillent du sol au plafond.
On pourrait presque dire que la fiction se trouve dans l’œil du spectateur, alors.
Mon travail photographique reste documentaire quoi qu’il en soit. Jeff Wall et Cindy Sherman créent des réalités, pas moi. Ils peuvent passer six mois à construire tout un plateau qui ne servira que pour une seule photo, et qui sera réduit en miettes après. Tout ça pour dire que fiction et documentaire sont des termes qu’on peut très bien utiliser pour parler de photographie, ce n’est pas uniquement propre au cinéma.
Pour Ray & Liz, vous ne vous êtes pas uniquement basé sur vos souvenirs, mais sur des enregistrements sonores de vos parents, que vous faisiez en cachette quand vous étiez petit. C’est exact?
C’est vrai. Quand j’étais petit j’avais un dictaphone, exactement comme celui qu’on voit dans le film. Je ne m’en servais pas tout le temps mais j’aimais parfois enregistrer ma famille et mes amis. J’ai conservé certains de ces enregistrements, et aujourd’hui il doit m’en rester une dizaine. La plupart du temps, je leur disais quoi dire et comment se comporter, mais des fois je les enregistrais à leur insu. Donc déjà, il y avait un mélange de réalité et de fiction. En 1998 j’ai réalisé un documentaire intitulé Fish Tank, qui est passé sur BBC2 et sur Arte. Ce film et les enregistrements d’époque ont beaucoup servi aux acteurs, et ils m’ont également servi à écrire les dialogues.
Les comédiens ont écouté ces cassettes?
Oui, mais je crois qu’ils en ont eu assez au bout d’une seule. Ils m’ont rapidement dit « C’est bon on a compris » (rires).
Au moment de transformer ces sources en scénario, était-il plus important d’être fidèle à la réalité de ce qui avait été enregistré ou filmé, ou bien d’être fidèle au souvenir que vous en aviez gardé?
Je n’ai pas copié les enregistrements. Ils m’ont juste servi à trouver le rythme idéal pour les dialogues.
Avec toutes ces sources auxquelles se référer, de quelle liberté disposaient les comédiens pour incarner les membres de votre famille?
On a fait beaucoup de répétitions, c’était fondamental. Surtout, et c’est encore plus fondamental, j’ai pu leur raconter le passé de leurs personnages: comment ils avaient grandi, comment étaient leurs parents. A partir de là, ils pouvaient créer ce qu’ils voulaient.
Ray & Liz était d’abord un court métrage. En 2015 j’ai réalisé un film de trente minutes pour une galerie. C’était sur mon père, seul et âgé dans sa chambre, tel qu’on le voit finalement dans le long métrage. C’était difficile de faire passer des auditions pour ce film. J’ai essayé de le faire moi-même, et par moments ça se passait simplement mais à d’autres non. Certains comédiens me disaient oui, puis se retiraient finalement du projet. Je me demande si ce n’était pas leurs agents qui les dissuadait. C’était dur, mais on a fini par y arriver.
L’acteur qui joue le rôle de Ray âgé n’était pas vraiment certain de vouloir participer au film. C’est sa fille, qui étudiait la photographie à l’université, qui l’a convaincu. Il venait du théâtre et n’avait jamais joué devant une caméra. Il avait un jeu très physique. Trop, même. Un acteur de théâtre peut parvenir à avoir trois expressions différentes sur le visage au même moment, mais quand on filme ça en gros plan, ça devient confus. Je lui ai donc demandé de n’avoir qu’une seule expression à la fois.
C’est quand même très mystérieux de voir les comédiens au travail, surtout lors d’une audition. Ils donnent naissance à un personnage, ils amènent quelqu’un à la vie en quelques secondes puis tout d’un coup ils s’arrêtent et vous demande « c’était comment ?« . J’avais envie de leur demander « Mais vous vous rendez compte du pouvoir que vous avez ? » (rires).
Le temps s’écoule d’une façon particulière lors de ces scènes, mais on pourrait aussi bien dire qu’il n’y a aucune partie du film où le temps semble s’écouler normalement. Quel travail avez-vous fait pour accentuer cette sensation?
Je pense beaucoup au temps. Déjà dans le court métrage, le temps n’était pas linéaire, mais c’était un élément fondamental. Ray se réveille, il boit, il se recouche, et il pourrait tout aussi bien faire ça de jour comme de nuit. Dans une scène, il voyait le réveil qui affichait huit heures, et il allait à la fenêtre pour voir si c’était le matin ou s’il était huit heures du soir.
Quant aux autres parties du film. Je dirais que quand on est petit, on appréhende le temps de façon différente. Je me souviens que j’avais parfois l’impression que le temps s’arrêtait : quand je regardais la télévision, quand j’entendais des adultes parler entre eux, quand je regardais par la fenêtre…C’est un âge où on appréhende également l’espace à sa propre échelle. Quand ils jouent par terre, les enfants sont prompts à chercher des cachettes, des nids. C’est quelque chose qu’on perd tout à fait une fois adulte.
Est-ce pour appréhender l’espace sous cet angle que vous avez choisi le format 4:3 ?
Quand j’étais petit, on ne voyait jamais d’images au format panoramique. On n’en voyait que s’il nous arrivait d’aller au cinéma. Parfois on tombait sur un tableau dans un livre, mais c’était rare, la plupart des tableaux étant carrés. Choisir ce format c’était une manière d’utiliser la technologie de l’époque du film. Filmer un objet ou un visage avec ce format carré permet de lui donner une résonance symbolique particulière, une importance particulière qui se perd avec le panoramique.
Comment vous êtes-vous retrouvé à travailler avec le chef opérateur Dan Landin ? Quelles décisions esthétiques avez-vous prises ensemble ?
C’est la productrice Jacqui Davies qui a réuni l’équipe pour moi. Elle m’a montré le travail de plusieurs chef-opérateurs, et en regardant Under the Skin, j’ai trouvé son travail exceptionnel. En lui parlant, j’ai eu l’impression qu’on partageait tous les deux un même sens de la construction picturale. Je lui ai dit qu’avant tout, la lumière devait tout le temps avoir l’air naturel, même lorsqu’on utilisait des sources artificielles. Le travail sur la lumière était important car il y a de nombreux moments dans le film où quelqu’un rentre dans une pièce et allume la lumière, ou bien l’éteint en partant.
C’est un détail du quotidien qui est rarement montré dans les films.
C’est vrai. Sauf chez Andrei Zvyagintsev, qui le fait beaucoup. C’est peut-être une métaphore. Après tout, il y a une centaine d’années, l’idée même d’appuyer sur un bouton pour avoir de la lumière serait parue complètement farfelue. Conserver ce geste dans un film, c’est peut-être une manière de ne pas le prendre pour un automatisme acquis. Un enfant qui voit un interrupteur pour la première fois ne peut pas s’empêcher d’appuyer dessus sans cesse, peut-être que je suis pareil.
Ça rejoint l’idée que plusieurs éléments du film sont vus ou ressentis à hauteur d’enfant.
Pas nécessairement, non. C’est vraiment un geste très basique.
Outre la photo, aviez-vous des références strictement cinématographiques en tête pour Ray & Liz ?
Deux seulement : Un condamné à mort s’est échappé de Bresson, et la trilogie de Terence Davies. Le Bresson, c’est l’histoire d’un homme dans une pièce qui tente de s’échapper. Je l’ai vu étant petit et ça m’a fasciné, alors que ça n’avait rien d’un film d’action et que c’était en noir et blanc. J’ai conservé l’idée de ne montrer que certains bouts de la pièce à la fois, jamais dans son ensemble, sinon on sait tout d’avance. Quant à Davies, j’ai aimé cette impression de regarder directement dans son cerveau. C’est comme s’il avait transformé directement ses souvenirs en images.
Est-ce une formule que l’on pourrait également employer à propos de votre film?
Non , ce n’est ni la même chose, ni le même point de vue. Et puis mon film n’est pas basé que sur mes souvenirs, il y a aussi ceux de Jason.
Quelle est la dernière fois vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?
J’ai vu Le Poirier sauvage dans l’avion. J’ai vu un monde, plus qu’une histoire. J’ai eu l’impression de regarder directement la vie des gens sans qu’il y ait nécessairement besoin de suivre un fil narratif. C’était long, mais j’aurais aimé que ce soit encore plus long (rires).
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 26 mars 2019. Merci à Matthieu Rey.
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