L’Américaine Renee Zhan s’était distinguée en 2020 avec son brillant court métrage O Black Hole! dont l’héroïne se transformait en trou noir. Un vertige comparable guette le personnage principal de Shé (Snake), une jeune violoniste (incarnée par l’excellente Xiaonan Wang) qui semble vivre un enfer où que ce soit – au sein de son orchestre, à l’école ou en famille. L’Hiver de Vivaldi est une épreuve glaciale pour la jeune musicienne, écrasée par la pression sociale et son expérience intériorisée du racisme. A l’aise avec le mélange de genres et de tons, Zhan fait rencontrer body horror et farce, dans un film où le cauchemar peut aussi être un terrain d’émancipation. La cinéaste déjoue finement les clichés misogynes de la rivalité féminine ; l’horreur attendue (et la cinéaste sait y faire avec des visions puissantes et une riche bestiaire grotesque) donne finalement lieu à un chaleureux récit de sororité, qui encourage ses héroïnes – et son public – à jouer leur propre musique. Nous avons à nouveau rencontré la cinéaste, à l’occasion de la diffusion de son court au Festival de La Roche-sur-Yon.
Quel a été le point de départ de Shé (Snake) ?
Shé (Snake) est parti d’une expérience que j’ai vécue de nombreuses fois, à savoir me retrouver au même endroit qu’une autre fille asiatique, qu’inévitablement on ne nous reconnaisse pas l’une de l’autre ou qu’on mélange nos noms, et peu importe si on se ressemble ou pas du tout. Je pense que c’est quelque chose que beaucoup de minorités ont vécu, le sentiment d’être « remplaçable ». Je voulais utiliser le trope horrifique du doppelgänger et de l’échange de visages pour essayer de transmettre ce sentiment à travers le film.
Shé traite du racisme, celui subi par le personnage principal mais aussi ce qui mène au racisme intériorisé. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce thème abordé par le court métrage ?
Je pense que nous avons toutes et tous vu beaucoup de films sur le racisme extérieur – sur des personnages issus de minorités confrontés à des agressions et des abus flagrants. Pour moi, on parle moins du racisme intériorisé et c’est une chose à laquelle on peut s’identifier dans de nombreux cas. Au fil du temps, le racisme est vécu par de petites choses, des micro-agressions qui s’additionnent au point où vous commencez à y croire vous-même, vous vous mettez à haïr les gens qui vous ressemblent et à vous voir comme quelque chose de monstrueux.
Comment avez-vous travaillé sur le design des créatures monstrueuses ?
Chaque fois que j’essaie de dessiner quelque chose de mignon, tout le monde me dit que c’est super effrayant, et chaque fois que j’essaie de dessiner quelque chose d’effrayant, ça finit par être un peu mignon. Pour ce film, j’ai décidé d’embrasser cette combinaison. Je fais de l’animation et je pense que tous mes films ont tendance à avoir une certaine qualité ludique. Le stop motion ajoute un charme inhérent aux monstres, mais aussi un peu d’horreur, en raison de la qualité étrange et non-naturelle du mouvement.
L’inspiration pour le personnage central du serpent provient d’anciennes peintures à l’encre chinoises, représentant une créature mythologique appelée nuwa. La « femme serpent » ou « dame dragon » est également un trope utilisé dans de nombreux médias occidentaux, une représentation raciste d’un personnage féminin asiatique exotique. Il était logique pour moi que Fei voie la version monstrueuse d’elle-même de cette façon, et je voulais aussi récupérer cette imagerie et la transformer en un symbole d’émancipation une fois qu’elle a disparu.
Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre choix d’utiliser des éléments de l’horreur, comme le body horror, pour raconter cette histoire d’émancipation ?
Je voulais personnifier le sentiment de racisme intériorisé de Fei comme quelque chose qui jaillit d’elle sous une forme monstrueuse. Je voulais qu’il soit viscéral et exacerbé, afin que le public puisse ressentir son inconfort extrême. L’utilisation du body horror rend l’expérience de Fei racontable de cette manière à la fois terrible et inconfortable.
Dans quelle mesure diriez-vous que le cœur de Shé est un récit de sororité, une histoire qui déjoue les clichés sur les rivalités féminines ?
C’est tout à fait ça ! Tous mes films ont tendance à avoir des fins malheureuses, donc d’une certaine manière, j’ai pensé qu’il serait beaucoup plus subversif de raconter une histoire heureuse cette fois-ci. J’écrivais ce film après le covid, alors que les sentiments anti-chinois étaient élevés dans de nombreux pays. J’avais envie de faire un film sur l’émancipation, plutôt qu’une histoire de malheur. Et la fin reflète mes propres convictions, que ce n’est qu’en trouvant des allié.es que nous pouvons prospérer dans ce monde.
Entretien réalisé le 22 octobre 2024. Un grand merci à Estelle Lacaud.
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