Cannes 2019 | Entretien avec Paolo Moretti

C’est parti pour la reprise de la Quinzaine des Réalisateurs au Forum des Images ! La Quinzaine fait peau neuve cette année avec une nouvelle équipe, menée par l’Italien Paolo Moretti dont nous vous avons déjà vanté l’excellent travail au Festival de la Roche-sur-Yon. Moretti nous présente les temps forts de cette édition très prometteuse…

Avant même le visionnage et le choix des films, comment avez-vous composé votre comité de sélection ?

Le comité se doit de représenter des regards les plus divers, tout en conservant des ponts et des communications possibles. Je ne voulais pas que l’on soit monochrome, je tenais à combiner des compétences de très haut niveau mais surtout des points de vue différents: quelqu’un qui connait la distribution et la production comme Valentina Novati, quelqu’un qui connait l’exploitation et la critique comme Morgan Pokée, quelqu’un qui a un point de vue sur le cinéma africain et issu des doubles cultures comme Claire Diao, quelqu’un qui a l’expérience de la Quinzaine et de l’enseignement du cinéma comme Anne Delseth. Quant à Paolo Bertolin j’ai travaillé avec lui de nombreuses années : outre son expertise sur l’Asie du sud-est, il a une cinéphilie extrêmement large, une expérience inégalée des grands festivals et une mémoire incroyable de leur histoire récente.

Ce fut le premier comité paritaire annoncé par Cannes, mais autour de ce comité, il y a tout un groupe de conseillers, qui lui aussi est strictement paritaire. S’ils n’ont pas eu la liberté ou le temps de participer de façon aussi active que le comité, ces conseillers ont beaucoup d’importance, et là encore chacun a sa spécialité. Je leur ai souvent demandé des deuxièmes avis, voire des troisièmes avis, afin de multiplier les perspectives. Je voulais profiter de cette pluralité pour donner le plus de chances possible aux films. Je voulais aussi dépersonnaliser le travail de sélection, transcender autant que possible l’égo de son délégué général. J’ai souhaité que la sélection soit le plus possible l’expression d’un groupe.

Dans cette première sélection que vous effectuez pour la Quinzaine des Réalisateurs, on retrouve un goût de la transversalité (des registres, des genres, des formes, des formats) déjà remarqué dans vos sélections pour le festival de La Roche-sur-Yon. A posteriori, quelles différences faites-vous entre ces deux processus de sélection ?

Oui il y a des correspondances sans doute, une sensibilité qui est la mienne. On retrouve d’ailleurs dans cette sélection certains artistes qui sont passés par La Roche-sur-Yon, parce que je suis profondément convaincu que ces artistes ont quelque chose à dire sur la création contemporaine. Mais s’ils ont été sélectionnés, c’est aussi que le comité a collectivement apprécié leurs films.

La différence entre ces deux sélections c’est le contexte. A La Roche-sur-Yon on a 70 films et on peut aller encore plus loin dans la transversalité, on a davantage de possibilités d’étendre le spectre du cinéma contemporain. C’est aussi un festival basé sur des premières françaises, la question de l’accessibilité des codes et les enjeux sont complétement différents. A la Quinzaine, il y a d’autres enjeux. La palette est plus réduite, et il y a une tension spécifique. Les films y débutent leur carrière, on tente de lancer des parcours, des trajectoires. C’est une responsabilité différente, mais à mes yeux elle n’est pas hiérarchiquement plus ou moins importante que ce que l’on fait à La Roche-sur-Yon. Cela fait 50 ans que la Quinzaine fait un travail qui a influencé et contribué – je mesure mes mots – à l’Histoire du cinéma. Certains films de la Quinzaine ont changé les codes du cinéma. Quand nous faisons nos choix, on se demande si nos films vont s’inscrire dans cette lignée. C’est un regard bien spécifique.

Les deux sont complémentaires en termes de points de vue et de perspective. Ils se nourrissent l’un l’autre et me nourrissent aussi beaucoup. Ça me plait beaucoup de faire les deux, même si ça veut dire que je ne m’arrête jamais (rires). Grâce à la Quinzaine j’ai eu l’opportunité d’avoir une vision très large sur la production contemporaine et ses dynamiques. A La Roche-sur-Yon je continue à apprendre sur le terrain les enjeux liés à l’exploitation et à développer un festival qui me tient extrêmement à cœur et qui est aussi source d’apprentissage. J’ai la chance d’avoir d’un côté un conseil d’administration qui m’a permis d’associer mon rôle à celui de la Quinzaine, et de l’autre une équipe incroyable où tout le monde porte sa fonction de façon admirable de telle sorte que même quand je ne suis pas entièrement disponible, la machine continue à fonctionner.

Lors de la conférence de presse annonçant la sélection, en décrivant certains films, vous avez utilisé à plusieurs reprises la formule « il va falloir s’accrocher ». Ça donne forcément très envie, pouvez vous nous en dire plus ?

(Rires) J’ai une relation très physique aux films, je ressens toute la réalité physique de mon fauteuil. Certains films sont tellement puissants qu’ils ont un effet réel sur notre corps, ils nous perturbent à un niveau tel qu’on est obligé d’avoir une relation physique avec le fauteuil pour se rassurer. L’idée que plusieurs centaines de personnes aient simultanément envie de s’accrocher à leur siège, ça me plait beaucoup, je trouve ça très beau. On espère retrouver l’effet que les tous premiers films de l’Histoire ont eu sur les premiers spectateurs. On n’aura jamais la même candeur, mais chaque année il y a des artistes qui parviennent à recréer ce miracle, cet enchantement.

Vous avez également dit que le fantastique était l’un des leitmotivs récurrents de votre sélection, mais que cela n’avait pas été prémédité, c’est bien cela ?

Oui c’est tout à fait imprévu. Nous faisons notre sélection en tâchant d’être le plus éclectique possible, en faisant l’effort de ne pas projeter uniquement nos désirs sur l’écran, de ne pas privilégier un genre. Une fois la sélection terminée, nous n’avons pu que constater que l’on retrouvait dans plusieurs films ce dialogue avec le genre. Avec plusieurs genres d’ailleurs, et plusieurs registres. Ces films-là ne sont jamais dans la pure reproduction ou même dans la simple adaptation de certains codes narratifs, ce sont de véritables aller-retours de la part d’auteurs, qui restent d’ailleurs des auteurs. Ils sont allés chercher des solutions narratives propres à d’autres genres pour les intégrer à leur propres codes d’auteurs. D’ailleurs, ces visions-là ont parfois été trouvées par des cinéastes aux parcours qui était jusqu’ici relativement classiques.

Sélectionner un film Netflix n’a pas les mêmes enjeux pour la Quinzaine que pour pour la compétition officielle ; quelles questions vous êtes vous posées au moment de retenir Wounds de Babak Anvari ?

Il y a beaucoup de débat autour de Netflix, et heureusement parce qu’il y a beaucoup de choses à dire. La présence de Netflix mérite une discussion et une normalisation. Nous voyons bien qu’il y a un problème, et qu’il faut poursuivre le débat, mais ce que nous souhaitons, c’est qu’en attendant, les cinéastes ne deviennent pas victimes de cette situation. Leur faire payer cette situation en ne montrant pas leurs films n’est pas le choix que nous souhaitions faire. Nous nous appelons Quinzaine des Réalisateurs et ce qui nous importe, ce sont les réalisateurs. D’ailleurs ce n’est pas la première fois que la Quinzaine sélectionne un film qui n’a pas vocation à sortir dans les salles, il suffit de citer l’exemple de P’tit Quinquin.

Nous étions en contact avec Netflix depuis l’an dernier, et ils nous ont dit la même chose qu’ils ont dit à l’Officielle, à savoir que pour des raisons de calendrier, ils n’avaient aucun film à nous soumettre cette année. Il se trouve qu’Under the Shadow, le premier film de Babak Anvari, avait été diffusé en première française au Festival de La Roche-sur-Yon, ce dont j’étais très heureux. J’étais resté en contact avec lui et je suivais son travail. A une semaine du bouclage de notre sélection,et à dix jours de la conférence de presse, j’ai reçu un message m’apprenant que son nouveau film venait juste d’être acquis par Netflix (ils ont acheté le film une fois terminé pour le distribuer, ce ne sont pas eux qui l’ont produit). Nous leur avons donc fait une proposition, et ils ont accepté de respecter les accords qui étaient déjà en place entre la Quinzaine et les producteurs du film. Il ne s’est rien passé d’autre, et il n’y a surtout pas de démarche provocatrice dans cette sélection.

L’une des plus grosses surprise de votre sélection est The Staggering Girl, le moyen métrage complètement inattendu de Luca Guadagnino. Comment cela s’est-il fait ?

Luca et moi nous connaissons depuis des années, depuis la présentation de Amore à la Mostra de Venise. Un jour, il m’a dit « J’ai un film court, est-ce que tu veux le voir ? ». Je l’ai vu et je l’ai trouvé magique. C’est une fantaisie qui tourne autour de la haute couture et qui va dans des territoires plastiques très séduisants. Luca a pour ainsi dire taillé un film sur mesure avec un sens du découpage et de la mise en scène absolument bluffant, avec des acteurs et des actrices incroyables. Le film dure 37 minutes, et il est trop rare de voir de genre de durée soutenue par des festivals de la taille de Cannes. Moi je crois fermement qu’il y a des projets passionnants qui n’ont pas besoin de durer une heure. C’est un projet particulier mais la raison de sa sélection, c’est que c’est du vrai cinéma. C’est vraiment le nouveau film de Luca Guadagnino, tout simplement.

Ceux qui suivent votre travail connaissent votre goût pour les découvertes. Pouvez-vous nous parler des premiers films de votre sélection, ceux qui concourent pour la Caméra d’or ? Avez-vous envisagé leur sélection sous un angle particulier ?

Je serais extrêmement ravi si l’un de ces film gagnait la Caméra d’or, mais honnêtement, il aurait tout aussi bien pu n’y avoir aucun premier film dans notre sélection. Que des films soient le tout premier de leur auteur ne leur donnait pas un statut particulier à nos yeux. Cela relève même du constat a posteriori, une fois la sélection bouclée. En revanche, la question de la découverte reste fondamentale. Nous avions une envie très forte de célébrer cette notion de découverte, mais celle-ci peut prendre plusieurs formes, pas seulement celle du premier film. Par exemple, sur l’ensemble des longs métrages que nous avons sélectionnés, il y a seize cinéastes qui ne sont jamais venus à Cannes auparavant, ou même qui n’ont jamais eu de films distribués en France. Évidemment que la Quinzaine a le goût de la découverte, mais à mes yeux, il peut y en avoir autant dans un premier film que dans le septième film d’un auteur déjà établi.

Ce qui est également une première fois dans l’histoire de la Quinzaine, c’est la projection de films en VR, avec les œuvres de Hsien-Chien Huang et Laurie Anderson. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Oui, encore une première fois ! Laurie Anderson a bâti sa vie sur les premières fois. Elle a des liens avec la Quinzaine puisqu’elle y a présenté son film-concert Home of the Brave en 1987, et également avec La Roche-sur-Yon puisque son film Heart of A Dog y a fait sa première française. Surtout, elle n’a jamais cessé d’explorer, en utilisant souvent des images en mouvement, que soit pendant ses concerts ou dans d’autres disciplines. Elle n’a jamais cessé d’imaginer des mélanges possibles, en relevant le défi des nouvelles technologies mais en gardant toujours un point de vue d’auteure. Vers la moitié des années 90, elle s’est mise à faire des expérimentations sur CD-Rom en réalisant Puppet Motel, avec Hsien-Chien Huang. Nous avons souhaité montrer – pour la première fois ensemble – les derniers résultats de sa recherche. On voit parfois des auteurs disparaitre dans la VR, se perdre au profit de la technologie. Ici, c’est exactement l’inverse. Hsien-Chien Huang et elle s’approprient la technologie tout en gardant la spécificité de leur regard.

C’est la nature de la Quinzaine de témoigner des élans les plus aventureux. On parle parfois de la Quinzaine en la réduisant à une section parallèle et complémentaire. Je ne me retrouve pas trop dans cette vision parce qu’en terme de liberté artistique, la Quinzaine est un festival à elle toute seule. Cette volonté d’aller à la rencontre de nouvelles formes, de nouvelles expériences de cinéma, cela fait partie de la nature exploratrice qui appartient à l’histoire de la Quinzaine.

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 8 mai 2019. Un grand merci à Catherine Giraud.

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