
Their Eyes était l’un des sommets de la brillante compétition courts métrages lors de la dernière Berlinale. Que font les protagonistes de ce film réalisé par le Français Nicolas Gourault ? On découvre peu à peu, pixel après pixel, la tâche que ces « petites mains » exécutent depuis l’autre bout du monde pour un géant de l’électronique : cartographier détail après détail des lieux qu’ils n’auront jamais l’occasion de voir de leur propres yeux. Le cinéaste compose un puzzle passionnant qui dévoile progressivement un monde secret et une réalité sociale invisible. Nicolas Gourault est notre invité de ce Lundi Découverte.
Quel a été le point de départ de Their Eyes ?
Their Eyes est une sorte de prologue d’un film précédent que j’ai réalisé en 2021, intitulé VO. Ce dernier tourne autour du premier accident mortel entre une piétonne et une voiture autonome de Uber survenu aux Etats Unis en 2018. A travers le film on découvre le rôle des Vehicle Operators, des employé.es dont le travail consistait à accompagner les voitures autonomes pendant qu’elles conduisaient seules et à reprendre le volant en cas de problème. Le film s’intéressait au sentiment de fausse confiance qui s’instaurait avec les voitures hautement automatisées comme à l’un des facteurs ayant précipité l’accident. Mais il y avait un autre facteur qui m’avait marqué pendant mes recherches : la voiture Uber n’a pas pu détecter la piétonne qui traversait car son logiciel ne comportait pas de catégorie pour des humains qui traversaient en dehors des passages piétons. L’absence d’une catégorie qui me semblait si triviale a piqué ma curiosité et j’ai donc poursuivi mes recherches pour essayer de comprendre comment ces catégories étaient façonnées.
C’est à ce moment-là que j’ai découvert l’immense main d’œuvre totalement invisibilisée qui se cache derrière les boîtes noires de l’IA. On a une vision assez magique de tous les outils d’IA mais en réalité il y a besoin d’énormément de travail humain pour entraîner ces différents modèles. Grâce à l’aide précieuse de la journaliste vénézuélienne Andrea Paola Hernandez et du chercheur kényan Leonard Nally Simala, je suis alors entré en contact avec des micro-travailleur.se.s qui étaient spécialisé.e.s dans l’entraînement des voitures autonomes. Plus j’ai découvert les catégories avec lesquelles ielles travaillaient, qui étaient très situées, plus l’idée du film m’est venue : confronter la vision du monde de la machine, et des entreprises qui sont derrière, à celle des travailleur.se.s, afin de faire ressortir la violence banale de l’imposition d’une certaine vision du monde occidentale et utilitariste, mais aussi les différentes micro-stratégies de résistance qui sont déployées quotidiennement par les travailleur.se.s.

Qu’est-ce qui vous a fait opter pour cette introduction où l’on découvre, si l’on peut dire, les images pixel par pixel, bout par bout sur un écran noir ?
Ce choix de montage a découlé du parti pris narratif du film que je mentionnais et s’est fait en discutant avec les deux monteurs qui m’ont aidé sur le film, Lucas Azémar et Félix Rehm. Comme il s’agit de faire découvrir des visions du monde antagonistes il fallait qu’on soit d’abord plongé.es dans l’expérience des travailleur.se.s. Les images de la première partie du film sont des captures d’écrans de la plateforme en ligne qu’utilisent les travailleur.se.s. Je ne voulais pas utiliser ces images telles quelles dès le départ car d’une part il y avait trop d’éléments dans l’interface, on aurait été noyé sous les informations sans être capable d’écouter les voix, et d’autre part les images auraient perdu en puissance d’étrangeté. Au contraire, les questions de vision et de perception étant centrales dans le film, je voulais prendre le temps d’introduire un élément après l’autre, en laissant le spectateur s’interroger sur ce qu’il regarde. C’était aussi une manière de traduire le sentiment d’opacité et de fragmentation qui est inhérent au système de travail en ligne, où tout est fait pour brouiller les pistes et empêcher d’avoir une vision d’ensemble.
Le film s’ouvre ainsi sur une forme verte qui se dessine progressivement à travers l’écran, clic après clic. Cette forme est au cœur du travail des ouvriers et ouvrières en ligne, il s’agit de la sélection qu’ielles doivent tracer manuellement autour de chaque objet d’une photographie avant de lui attribuer une étiquette, ce qu’on appelle la segmentation d’image. Une chose qui m’a frappé en découvrant ce travail de l’intérieur c’est le côté rudimentaire des outils qui sont mis à disposition sur le site. Alors que de nombreux outils facilitant la sélection automatique sont disponibles, les micro-travailleur.se.s doivent réaliser toutes leurs sélections à la main, point par point, clic après clic, ce qui est extraordinairement fastidieux. Ce contraste entre la sophistication du résultat (les voitures autonomes) et la précarité des outils utilisés en amont m’a marqué et me semblait très évocateur de l’inégalité qui est au cœur de ce système néocolonial.

Pouvez-vous nous parler de cette rupture vertigineuse qui s’opère en fin de film avec ces images en prises de vue réelles ?
Le parti pris du film étant de confronter des visions du monde divergentes, je cherchais un moyen d’intégrer le point de vue des travailleur.se.s non plus seulement à travers la plateforme en ligne, mais dans leur environnement quotidien. Tout l’enjeu pour moi était de trouver la bonne distance. Le film étant conçu à distance, avec de nombreux entretiens en visioconférence, il y a certes une proximité qui s’installe à travers les voix, mais je ne voulais pas faire non plus comme s’il n’y avait aucune médiation. L’idée de proposer un protocole aux participant.e.s, à savoir de filmer autour de chez eux et de décrire comment ils annoteraient leur environnement, sans qu’on les voit directement à l’image, me semblait une distance assez juste. Je crois qu’il y a une distance qui déshumanise, mais il y aussi une certaine distance qui est respectueuse. Sans parler des implications légales qui interdisaient de toutes façons de montrer leur visage, le fait de laisser les travailleur.se.s filmer elleux-mêmes était une manière de les intégrer plus personnellement dans le film tout en faisant émerger l’épaisseur du réel sans avoir à passer par le commentaire.
La distance géographique, économique et culturelle qui est au cœur de ce système de travail extrêmement inégalitaire apparaît ainsi directement à travers l’image. Le changement radical d’environnement, mais aussi la résolution de l’image qui change, le grain, le tremblement du cadre, tout l’aspect somatique quand on filme au téléphone, la durée plus longue des plans, tout ça communique visuellement un contraste fort sans imposer un jugement trop unilatéral. En plus de l’aspect visuel il y a également eu un gros travail de montage son, réalisé par Etienne André, afin de renforcer le côté vivant et organique de ces plans pour les faire contraster avec les images numériques qu’on voit pendant le reste du film. L’épaisseur et l’ambivalence du réel s’inscrit ainsi en opposition avec le côté binaire et systématique de la vision opératoire de la machine. Un des enjeux était de briser la fascination technologique pour retourner au réel avec une vision différente, peut-être plus empathique et attentive.

Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?
Dans ma pratique je me situe à l’intersection entre les champs du cinéma, des arts visuels et de la recherche et donc mes inspirations se situent pour beaucoup dans cet espace interstitiel où je pense que beaucoup de choses fortes et originales sont produites. J’ai été profondément inspiré par les films d’Harun Farocki dont je trouve le regard magnifique, à la fois très théorique et en même temps extrêmement sensible et attentif aux détails. Les films de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor m’ont beaucoup marqué dans leurs dimensions ethnographique et expérimentale, et particulièrement Léviathan (2012), qui est un chef d’œuvre pour moi de par sa radicalité et son ampleur. De la même manière je suis extrêmement touché par la sensibilité alliée à une grande rigueur des films de Miranda Pennell ou de Leho Galibert-Laîné. Enfin, j’apprécie énormément les formats documentaires hybrides comme le font Virgile Vernier ou Yuri Ancarani, ainsi que les vidéos-performances dans des jeux-vidéo du collectif Total Refusal.

Quelle est la dernière fois que vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent à l’écran ?
Je ne pense pas être très bien placé pour répondre à cette question, mais je suis plusieurs jeunes cinéastes dont je trouve les projets particulièrement excitants, à commencer par Inès Sieulle, dont le film The Oasis I Deserve (2024), sur les dynamiques de désir et de pouvoir qui s’instaurent dans l’usage de chatbots conversationnels, est particulièrement marquant et troublant. Je trouve également les films de Anhar Salem, et notamment son film Love & Revenge (2021), extrêmement précieux pour comprendre les dimensions politiques de l’intime dans un contexte de contrôle des mœurs grandissant. Enfin, je suis très sensible aux films et installations de Lou Fauroux qui a, je trouve, une grande acuité sur les mythes contemporains véhiculés dans notre société post-réseaux sociaux et qui parvient à les tordre en mêlant dérision queer et réflexion politique.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 11 mars 2025. Un grand merci à Sofia Tocar.
| Suivez Le Polyester sur Bluesky, Facebook et Instagram ! |