Entretien avec Mia Hansen-Løve

Dans son nouveau film Maya, la réalisatrice française Mia Hansen-Løve raconte l’histoire d’un journaliste qui, après quatre mois de captivité en Syrie, souhaite rompre avec sa vie d’avant et part en Inde. Le résultat, en salles ce mercredi 19 décembre, est d’une grande intelligence, d’une grande douceur, et hors des clichés redoutés. La cinéaste nous en dit plus sur ce projet…

  

Au Festival de Séville, lors de la conférence de presse de Maya, vous avez souhaité souligner une dimension inattendue du film : son onirisme, en rappelant notamment qu’en sanskrit, le prénom Maya signifie Illusion.

Ce n’est pas la raison principale qui m’a fait choisir ce prénom, que j’avais déjà en tête, mais j’avais conscience qu’il portait ce sens en lui, et que même si la plupart des gens ne le verraient pas, c’est quelque chose qui passerait de façon subliminale. Je ne pense pas qu’il faille nécessairement revoir tout le film au prisme de ce sens-là. Je ne veux pas à tout prix faire passer le message que le personnage de Maya n’existe pas, mais plutôt jeter une sorte de doute, même subliminal, sur la réalité de ce voyage en Inde. Cela se traduit dans le film par un autre choix que j’ai fait au montage: créer une ellipse au moment où on voit Gabriel arriver en Inde. Il y avait deux plans dans l’aéroport qu’on aurait pu montrer, mais j’ai préféré passer de ces plans de lui dans une voiture à Paris, le regard un peu perdu, à ce plan de lui dans une voiture en Inde, et que ce soit presque comme un raccord direct alors qu’on est parti très loin et qu’il y a une énorme ellipse. Plus que semer le doute ou susciter la confusion, c’est un moyen pour moi peut-être de tourner le récit vers l’intérieur. Maya est une jeune fille très terrienne, contrairement à lui qui est beaucoup plus en retrait à cause de ce qu’il a vécu, mais chez elle aussi, de façon différente, il y a une dimension onirique et intérieure. On peut se demander si elle existe vraiment où s’il l’a rêvée. C’est peut-être parce qu’en ce moment je m’intéresse particulièrement à cette question de la porosité entre le réel ou l’imaginaire. C’est quelque chose qui a toujours contaminé mes films, directement ou indirectement, mais le film que je suis en train de monter porte directement là-dessus.

On me demande très souvent pourquoi le film s’appelle Maya et non Gabriel alors qu’à l’évidence c’est lui le personnage principal. Oui, mais on n’est pas obligé d’appeler un film du nom de son protagoniste. Il y a des choix qui disent quelque chose. Le choix d’appeler le film Maya c’est justement pour dire que le film parle de son regard. On ne saura jamais rien d’autre de Maya que la manière dont lui la voit, c’est ça qui m’intéressait. Le film n’est pas un portrait objectif de cette jeune fille, il y a tout un pan de sa vie à elle qui reste dans l’ombre. On est dans son désir à lui.

La titre rappelle ceux de vos précédents films comme Eden ou L’Avenir : des choses qui sont à l’horizon pour vos personnages, une promesse de plénitude dont on est jamais vraiment sûr qu’elle sera réellement obtenue.

Oui, et c’était déjà le cas de mon premier film Tout est pardonné. Bien sûr, Maya est dans cette lignée, Maya est l’horizon du film. Le choix des titres est vraiment une chose importante. Je crois que je ne pourrais pas choisir un titre qui ferait que le film est tourné vers l’arrière. Un titre, un film, ce doit être ce vers quoi je tends quand j’écris, il faut que ça me donne envie d’aller de l’avant. Maya ne raconte pas non plus la conquête d’une jeune fille. Ce que je trouve le plus érotique et sensuel dans la relation entre Maya et Gabriel c’est son ambiguïté : c’est à la fois une amitié, une amitié amoureuse, du désir, et quelque chose de l’enfance. Souvent les gens qui voient le film s’arrête à la nuit d’amour, la scène où il la possède, comme si cela était une sorte d’aboutissement. Pourtant le récit n’y accorde pas plus d’importance qu’à d’autres étapes de leur relation. Ce n’est pas pour minimiser, car la sensualité est au cœur du film et elle existe de bien d’autres manières.

Alors même que le film laisse hors-champ les scènes attendues du film romantique (déclaration d’amour, larmes…), donnant ainsi l’impression d’être sans cesse dans la réserve, il se développe quelque chose de très poignant. Le film est pour ainsi dire très romanesque malgré lui.  Est ce c’est un adjectif qui vous convient ?

Romanesque c’est un mot que j’emploie tout le temps ! Quand j’ai écrit ce film, j’ai considéré comme une chance d’avoir d’un coup une inspiration plus romanesque, c’est quelque chose qui m’a beaucoup séduite et simulée pour ce film. Et comme spectatrice, l’aspect romanesque de certains films de Truffaut est quelque chose que j’adore. L’enjeu quand on fait des films c’est d’acquérir la plus grande liberté possible, même si la définition de la liberté n’est pas la même pour chaque auteur. Le désir de liberté à l’œuvre dans mon écriture s’est exprimé ici par l’envie de faire un film loin de mes racines, de ma culture. J’ai vraiment eu l’impression d’élargir mon territoire, et c’est passé par le romanesque.

La richesse du film en terme de décors, de variété d’espaces, c’était là dès le début, c’était même une dimension essentielle du film. Je dois vous dire que la première version du scenario était même encore plus romanesque. Le film était plus long, commençait entre le Syrie et le Liban, par une scène de nuit dans le coffre d’une voiture, où on assistait à la libération de Gabriel et de son collègue. Faute de financements, et plutôt que de couper un peu partout, j’ai fait le choix couper cette partie qui allait être à l’évidence très compliquée à filmer.

Comment avez-vous trouvé votre équilibre idéal entre, d’un côté, rendre justice à la dimension romanesque de cette romance dans un pays étranger, et de l’autre, éviter de tomber dans les clichés exotiques et colonialistes, qui sont particulièrement nombreux dans le cas de l’Inde?

C’est un sujet complexe et passionnant. La dimension romanesque se joue à l’écriture, à la fois dans le scenario et dans le montage, avec des ellipses du type de celle dont je vous ai parlé tout à l’heure. Mais cela se traduit aussi par des questions de mise sen scène, comme par exemple : ne pas renoncer à une certaine manière de filmer juste parce qu’on est en Inde. C’est là que la question du romanesque rejoint la question de comment filmer l’Inde en évitant les clichés. Des clichés tels que l’exotisme ou le misérabilisme, qui sont un peu les deux sources vers lesquelles on vous pousse quand vous allez faire un film en Inde, c’est à dire aller filmer les intouchables ou les danses en sari. A l’évidence je ne voulais aller ni vers l’un ni vers l’autre, je voulais filmer l’Inde telle que je la connaissais. Je ne voulais pas me retrouver à filmer avec des mécanismes qui nous sont imposés de l’extérieur sans qu’on s’en rende compte.

Par exemple, avec l’argent que j’ai, avec l’économie qui est la nôtre, pour ce type de film, la pente naturelle aurait été de filmer en numérique et à l’épaule. J’ai eu l’impression d’y être beaucoup poussée, sauf par ma chef opératrice qui au contraire a toujours été très solidaire de moi. Même si on ne me disait pas clairement que c’est ce qu’on attendait de moi, c’était une forme de lutte, presque un manifeste de dire non au numérique envers et contre tout, au risque d’apparaitre comme capricieuse. Je savais que j’allais malgré tout parvenir à filmer la rue, à filmer l’Inde quotidienne. Je ne voulais passer par de la reconstitution. Je ne voulais pas renoncer à une fluidité qui est la mienne, à rechercher une certaine forme d’élégance qui j’espère est la mienne, une forme de tenue qui est ma grammaire. Je ne voulais pas, juste parce qu’on était en Inde, me mettre à faire du Envoyé Spécial.

La question du romanesque a quelque chose à voir avec la liberté, et aussi avec mon regard sur l’Inde, il s’agissait de ne pas tomber dans un regard touristique et en même temps d’assumer la place qui est la mienne. Oui je suis une femme occidentale, mon regard ne prétend pas être celui de quelqu’un qui est intime avec l’Inde, et je ne prétends pas non plus avoir la connaissance d’un cinéaste indien. Mais pourquoi ne pourrait-on pas regarder l’Inde depuis cette position qui est la mienne ? Si un cinéaste indien vient faire un film en France, je ne vais pas lui reprocher son regard d’indien. On va me répondre que ce n’est pas pareil, et à ce moment là on fait tout de suite appel à des clichés. Pas pareil pourquoi? Parce que blanc ? Donc forcément bourgeois ? Je refuse d’être prisonnière de ces préjugés-là, je crois que quand je suis en Inde, je fais un film en restant la même, avec le même mélange de distance et proximité que quand je regarde la France. Alors bien sûr, le monde que je regarde n’est pas le même mais je ne voulais surtout pas me faire passer pour une autre, ni me faire passer pour une Indienne. En cela, ce qui m’a beaucoup aidée c’est de raconter le film du point de vue de Gabriel, parce que je peux beaucoup m’identifier à lui. Il a lui aussi un passé en Inde, et quand il y retourne, il y a mélange d’attirance et de distance insurmontable par rapport à cette culture. C’est l’endroit où j’avais moi-même le sentiment d’être.

La scène de promenade dans les ruines d’Hampi semble cristalliser les incompréhensions autour de votre démarche. Certains spectateurs reprochent à cette scène son coté carte postale. On y trouve pourtant une mélancolie proche de l’amertume. Avez-vous appréhendé cette scène de façon particulière ?

Alors dès qu’on va en Inde et qu’on filme des temples, les gens sont prêt à dire d’emblée que c’est une carte postale, c’est très réducteur. Que font les gens quand ils vont en Inde? Ils vont dans des endroits comme Hampi, ils vont voir de temples. Alors qu’est-ce qu’on fait de cette réalité-là? On ne la montre pas ? Il faut la cacher ? Pourquoi faudrait-il en avoir honte?

J’ai entendu quelqu’un dire  « ce n’est pas crédible qu’il n’y ait pas plus de touristes autour d’eux ». Or, il se trouve que j’ai visité Hampi, et c’est un endroit où il y a effectivement, peu de touristes !

Mais je n’ai enlevé personne! Comme si j’avais les moyens de vider Hampi (rires). Je suis d’ailleurs très heureuse de rencontrer quelqu’un qui y soit allé (rires). C’est un endroit très peu connu. Goa est un endroit très touristique, c’est un paradis perdu abimé par le tourisme et c’est ça aussi qui me plaisait. En revanche, Hampi est un lieu sublime d’un mélancolie infinie, et pourquoi devrait-on s’interdire de filmer un endroit qu’on trouve beau ? J’assume complètement de montrer dans mon film des personnages qui sont émus par la beauté de ce lieu. Et puis vous savez, le moins qu’on puisse dire c’est ce que ce n’était vraiment pas confortable d’aller tourner là-bas. J’ai été à Hampi plusieurs fois. C’est un monde qui n’existe presque plus, qui est en train de disparaitre, et c’est ça qui le rend émouvant. Ça a été très clair pour moi que ça devait être le lieu où les choses deviennent possible dans la relation entre Gabriel et Maya. Tant qu’ils restent à Goa, il y a une résistance de sa part à lui. Le fait d’être loin, dans ce lieu hors du temps, ouvre une porte en lui et rend cette histoire possible.

Je crois que les gens projettent énormément de clichés. Il y a dans les films beaucoup de lieux communs qui semblent ne gêner personne, et en revanche certaines choses deviennent des formes de tabous. Il y a par exemple de plus en plus de rejet face à la représentation de la beauté du monde. Essayer de la saisir, de la montrer et de l’exalter, ça devient une forme d’insolence, c’est louche. On associe ça tout de suite à une forme de naïveté et de bourgeoisie. Tant pis si les gens pensent ça, je crois absolument qu’il fait rester sincère face à ce qu’on est.

Gabriel m’a fait penser au protagoniste d’Eden, dans le sens où, comme certains de vos autres personnages, c’est quelqu’un qui donne l’impression de ne pas apprendre. On retrouve dans plein de mauvais films ce raccourci dramaturgique qui voudrait que l’on puisse facilement apprendre de ses erreurs, et corriger artificiellement ses propres défauts. Si vos films sont si émouvants, c’est justement parce qu’ils sont toujours dans le refus de ce cliché-là.

Merci de me le dire parce que c’est quelque chose qu’on me reproche beaucoup. On me reproche toujours que mes personnages ne progressent pas, qu’il n’y a pas d’évolution dans mes films. L’autre jour j’ai terminé un livre de philosophie que j’avais commencé à lire à Goa, justement, et qui s’appelle Puissance de la douceur. L’autrice,  Anne Dufourmantelle, y parle du concept de la transformation silencieuse. Il y a de cela dans mes personnages: ils n’évoluent pas de la manière dont on fait évoluer les personnages dans des écritures que je trouve personnellement très conventionnelles. Des écritures de plus en plus oppressantes qui sont pour moi dictées par le cinéma et non par la vie. Quand j’écris, j’essaie de ne pas calquer mon écriture sur les stéréotypes du cinéma ou des séries télé mais sur une observation du monde. Bon peut-être que je ne suis entourée que par des gens très particuliers qui n’apprennent jamais de leurs erreurs, c’est très possible (rires). Ma vigilance est là. Je ne me demande jamais comment faire un bon film ou un bon scenario, mais comment ça se passe dans la vrai vie. Cela ne veut pas dire que je me ne pose pas de questions d’efficacité ou de dramaturgie, bien sûr, mais j’essaie de faire en sorte de trouver mes propres solutions. Je ne prétends pas faire un cinéma révolutionnaire ou à la nouveauté spectaculaire, mais je veux suivre ma propre dramaturgie. J’en parlais l’autre jour avec mon ami Mikhaël Hers, j’ai vraiment un rapport très proche avec lui sur ces questions-là.

On me reproche aussi que mes personnages n’expriment pas assez leur souffrance, qu’on ne peut pas avoir d’empathie pour eux. On ne les voit pas souffrir donc ils ne seraient pas assez émouvants ? Mais dans la vie je crois que les gens qui souffrent le plus ne sont pas forcément ceux qui en ont le plus l’air. La pudeur et la réserve sont des choses qui existent. En terme de fiction, je me sens plus attirée par ces personnages-là que par des personnages auprès desquels la souffrance serait plus manifeste. C’est sans doute ma part de sensibilité. Ce qui peut m’émouvoir chez les comédiens, qu’ils soient professionnels ou pas, a justement à voir avec leur réserve. Je suis toujours davantage émue par ce qui leur échappe que par une démarche de jeu plus volontariste, par une performance. Mais je sais qu’on attend ça de plus en plus. On me reproche également mes choix de comédiens. Ce n’est pas si facile de faire des films comme ça, je me heurte à des résistances ou même des hostilités. Je dois faire preuve de pugnacité.

Quel est le dernier film que vous ayez vu et qui vous ai donné l’impression de n’avoir jamais vu ça avant?

Le film de Claire Denis, High Life. Ce qui m’a le plus enthousiasmée, c’est la façon dont elle détourne les codes du cinéma de l’espace, toute la grammaire et la mythologie qui vont avec (les costumes, le sound design) et qu’elle le mette au service d’un film aussi intime, sombre et radical. Ça m’a beaucoup impressionnée. Qu’on aime ou non le film, il ne me semble pas excessif de dire qu’on n’a jamais vu ça avant.

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 16 novembre 2018. Un grand merci à Agnès Chabot.

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