Dans son poignant Simone est partie, la Française Mathilde Chavanne met en scène des actrices et acteurs qui jouent ses grands-parents. Le film raconte leurs derniers moments ensemble, dans un dispositif expérimental qui ne perd jamais de vue l’émotion. Simone est partie était l’une des nombreuses pépites du programme de courts métrages à la Quinzaine des Réalisateurs, il est désormais au menu de la Fête du Court Métrage. Mathilde Chavanne nous en dit davantage sur son film.
Quel a été le point de départ de Simone est partie ?
En juin dernier je sortais, comme tout le monde, dans un étrange état de ce premier confinement, et, au niveau du travail, je patinais un peu. J’attendais des financements pour mon prochain court métrage et je commençais doucement à écrire mon premier long métrage quand Nelson Ghrenassia, le producteur de Yukunkun, est venu vers moi.
Il avait monté un partenariat avec le CNSAD (Conservatoire National Supérieur d’Arts Dramatiques de Paris) et souhaitait proposer à 5 réalisateurs.ices de faire des films avec des étudiant.e.s de deuxième année.
L’idée me plaisait. C’était l’occasion de renouer avec une certaine immédiateté, de sortir des temps infinis de financements habituels, qui sont émotionnellement durs à vivre. C’était, enfin, la possibilité de créer une forme assez libre et de travailler empiriquement, comme je l’avais fais pour mon film Amour(s), un docufiction tourné dans une école primaire en Normandie.
Je me suis demandé de quoi je pouvais parler et j’ai pensé à ma grand-mère : elle est décédée juste avant le premier confinement et mon grand-père s’est retrouvé seul avec son deuil dans un ehpad qu’il découvrait à peine, isolé comme tous les autres dans sa chambre. Tout ça me remuait. Je trouve terrible le sort qui a été fait aux personnes âgées pendant ce premier confinement, et, plus généralement, je suis souvent troublée par le mépris avec lequel elles peuvent être traitées.
En préambule de son essai La vieillesse, Simone de Beauvoir revient sur cette déshumanisation quasi-systémique qu’elles subissent. Elle la comprend ainsi : « Tandis qu’on ne devient pas vieux en un instant : jeunes, ou dans la force de l’âge, nous ne pensons pas être déjà habités par notre future vieillesse : elle est séparée de nous par un temps si long qu’il se confond à nos yeux avec l’éternité ; ce lointain avenir nous parait irréel. »
Dans Simone est partie j’ai voulu explorer les derniers moments de la vie commune de mes grands-parents. Qu’étaient-ils dans leur dernière année de vie ensemble ? Quand nous n’étions pas auprès d’eux, c’est-à-dire la grande majorité du temps, qu’était leur vie ? Je le savais, leur quotidien s’était réduit à peau de chagrin, car leur corps et leur mémoire les quittaient peu à peu. J’ai voulu mettre en scène cette peau de chagrin à travers les corps et voix de ces jeunes acteurs. J’avais l’intuition que cela produirait quelque chose, car je crois beaucoup aux dispositifs de travestissement, que j’ai déjà expérimentés par le passé.
Bien sûr, j’avais aussi l’intuition que c’était une idée casse-gueule, que c’était un pari qui pouvait ne pas fonctionner, mais je voulais prendre le risque.
Comment avez-vous collaboré avec vos actrices et acteurs, comment les avez-vous dirigé.e.s pour ces rôles assez particuliers ?
C’est une drôle de configuration d’avoir un casting défini avant d’avoir écrit un scénario. Au début, ça m’a angoissée, mais le dispositif du film était aussi un filet de sécurité. Des jeunes qui jouent des personnes âgées, c’est en soi absurde, impossible, alors la pression du « jouer juste » est différente.
L’un des enjeux du film c’était de trouver le ton de l’interprétation, je ne voulais pas de surjeu, pas de mimes. Il ne fallait pas être caricatural, mais je ne voulais pas non plus qu’on joue corps neutre voix blanche. Le travail avec les actrices.eurs a beaucoup consisté à chercher ensemble la bonne note. Tout le monde ne joue pas « au même endroit » dans le film, mais chacun joue je crois à son bon endroit.
Pour répondre plus précisément à la question sur la direction d’acteur.ice.s, on a fait de nombreuses tentatives lors d’une session filmée de répétitions, des plus grossières au plus nues, et c’est en explorant toutes ces possibilités que j’ai commencé à comprendre quel film j’allais faire.
Pour trouver ce juste ton, on a dû surmonter ensemble la question du ridicule. Quand on a commencé à travailler, je me sentais imprécise dans ce que j’attendais d’eux, j’avais défini un canevas mais qui restait abstrait. C’était dur du coup de demander aux comédiens de me faire confiance, d’oser des choses, de ne pas avoir peur d’être ridicule, alors que moi-même je me demandais si tout ça ne l’était pas un peu.
Le deuxième jour des répétitions, j’ai eu l’idée d’appeler mon grand-père, sur haut-parleur, devant les comédiens. Il nous a parlé de son corps, de vieillesse, de ma grand-mère. C’est cet appel-là qu’on entend dans le film, et ça a généré une énergie particulière pour la suite du travail. Ce qu’il dit est à la fois simple et émouvant, et ça raconte la fragilité générale dans laquelle il était (il nous a quittés depuis). Je crois que ça a beaucoup parlé aux acteurs, et ça a donné une couleur à la suite de notre travail. Pour moi aussi cet appel était important ; en raccrochant je savais qu’il deviendrait une sorte de fil conducteur du film, et les contours du projet commençaient à se dessiner.
Comment avez-vous abordé la mise en scène de cette histoire et de vos protagonistes ?
Le tournage a été organisé en deux grandes sessions. D’abord, dans un grand lieu vide aux murs blancs, d’apparence « neutre », nous avons passé deux jours à chercher des choses, répéter des scènes, faire des propositions, jouer avec les corps. Nous avons aussi, avec le chef opérateur et l’ingénieure son, tenté de capter des moments de la vie des jeunes acteurs, de les filmer sur le vif, des fois à leur insu, des fois dans des moments remis en scène ou inventés de toutes pièces. Je tenais à faire exister aussi la jeunesse des interprètes dans le film. Cette première session était donc pensée comme un temps d’expérimentation, qui permettrait de mieux appréhender la suite. Plusieurs moments filmés lors de cette session sont dans le film, tous très identifiables visuellement.
Suite à ce temps de rencontre et de recherche, j’ai précisé mes scènes, leurs enjeux, les dialogues… Ça m’amusait d’avoir deux rôles et six acteur.ice.s pour les interpréter, indépendamment des considérations d’âge ou de genre. Nous avons trouvé une maison qui convenait et dans laquelle nous avons tourné trois nouvelles journées. C’était un tournage agréable, car comme tout se passait au même endroit et que nous étions une petite équipe, nous n’étions pas pressé.e.s par le temps, je pouvais faire beaucoup de prises, lancer des improvisations, même si le tournage était beaucoup plus cadré que lors de la première session… J’avais la possibilité d’être encore un peu dans la recherche, et j’en ai profité.
Simone est partie est un film qui s’est construit intuitivement, un peu comme un collage… Il y avait beaucoup de contraintes et peu d’argent mais à l’intérieur de ça un grand monde des possibles, dans lequel j’ai pris beaucoup de plaisir à évoluer. Après, comme pour mon film Amour(s), les questions de mise en scène existaient encore beaucoup au montage, que j’ai fait moi-même. On avait beaucoup tourné, il y avait beaucoup de matières différentes, il fallait faire des choix. Les films qui n’épousent pas une ligne narratrice classique sont très joyeux à monter car il y a encore plein de choses à inventer, c’est l’écriture qui continue…
Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?
Depuis toujours cette question me fait perdre mes moyens, et j’oublie tous les noms de celleux qui m’inspirent. Mais iels sont nombreux.ses, et pas uniquement dans le cinéma. Je crois que je n’ai pas de « cinéaste de prédilection », au sens ou il n’y a pas une seule personne à qui je reviens sans cesse, ceci dit il y a des artistes dont le travail me revient régulièrement en tête.
Parmi eux, il y a Bas Jan Ader, un artiste néerlandais disparu en mer en 1975, lors d’une performance. Il y a dans son travail une sorte de grâce de la simplicité, on est quelque part entre le rire et le tragique, et c’est vrai que c’est quelqu’un à qui je reviens souvent, parce que c’est rare qu’une telle sobriété me trouble autant. Voici par exemple une pièce de Bas Jan Ader qui est toujours dans un coin de ma tête, et qui résonne joliment avec mon film je trouve.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?
Tout récemment, j’ai eu la chance de découvrir deux versions de montage de courts métrages de deux ami.e.s que j’ai trouvées extrêmement excitantes et singulières. Les Démons de Dorothy de Alexis Langlois, qu’on ne présente plus et qui fera son avant première au Festival de Locarno, et le film Caillou, de Mathilde Poymiro, qui tournera très bientôt en festivals, et qui m’a bouleversée ! Ces deux films m’ont procuré une émotion d’autant plus jouissive que, depuis la réouverture des salles, je n’avais pas encore rencontré de formes qui m’avaient à ce point transportée !
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 5 juillet 2021. Un grand merci à Léa Chesneau.
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