C’est une nouvelle révélation du cinéma d’auteur roumain. Sélectionné à la Berlinale, Après la nuit, premier long métrage de Marius Olteanu, raconte l’histoire de Arthur et Dana, un couple tentant de sauver les apparences malgré l’homosexualité d’Arthur. D’une grande qualité d’écriture, Après la nuit propose des personnages complexes et sait varier les tons à partir d’un sujet peu traité par le cinéma roumain. Le film arrive dans les salles françaises le 18 décembre. Marius Olteanu est notre invité.
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Quel a été le point de départ de Après la nuit ?
Après la nuit est né par le besoin de comprendre ce qui fait que deux personnes restent ensemble. Généralement, on entame un voyage avec une personne en ne la connaissant que partiellement. Le début est magnifique, et puis c’est la vie qui arrive. S’ajuster à l’autre et à sa vérité est la partie la plus compliquée, et je souhaitais voir jusqu’où on peut aller pour être et pour rester avec quelqu’un d’autre. Par conséquent, le point de départ s’est probablement situé entre l’amour et ses compromis. J’ai alors fait une série d’entretiens avec des couples mariés afin de vérifier mes idées, de découvrir ce qu’il en est pour les autres, et j’ai fini par m’intéresser encore plus à ce sujet ! C’était l’une des étapes les plus gratifiantes du processus créatif.
Votre film est un drame très sérieux mais il comporte aussi ses moments de comédie. Comment avez-vous équilibré ces différents tons durant l’écriture du scénario ?
Je pense que la vie elle-même est un étrange mélange d’absurdité, de drame et de comédie. La plupart du temps, il n’y a pas de logique dans la succession de ces trois éléments. Être fidèle à la réalité de la vie était déjà un point de départ. L’équilibre entre la comédie et le drame est d’abord venu du besoin de montrer des personnages authentiques à l’écran et pas seulement des idées ou des thèmes : des gens. Des gens intelligents qui ont la possibilité de prendre du recul de temps en temps pour réfléchir à leur existence, des gens dont le combat est d’essayer de devenir de meilleures versions d’eux-mêmes. Parfois, ce combat s’exprime à travers le drame, et parfois à travers la comédie. Les gens en général constituent un drôle de drame.
Comment avez-vous abordé le traitement visuel de Après la nuit avec votre directeur de la photographie Luchian Ciobanu ?
Luchian est probablement mon meilleur et plus ancien partenaire sur ce projet et je lui suis extrêmement reconnaissant pour ce que nous partageons depuis ces six dernières années. Nous avons commencé à travailler ensemble sur mon court métrage Tie, qui a posé les jalons de Après la nuit. On s’entend très bien en tant qu’amis ce qui d’un point de vue professionnel aide forcément, dans le sens où l’honnêteté et l’engagement étaient les piliers de notre collaboration sur ce projet. Nous avons eu de longues discussions au sujet du style visuel du film, avant même que le scénario ne soit finalisé. Nous avons vu de nombreux films ensemble, nous avons discuté de leur approche visuelle et avons réfléchi à des liens avec notre film. À la fin, nous avons établi certains points qui ont constitué comme une bible visuelle de Après la nuit. C’était vraiment important pour nous de garder les personnages au centre, que le cadre, les mouvements de caméra, la lumière soient une expression de ce qu’ils ressentent ; et en même temps il fallait être vigilant pour ne pas trop répéter quelque chose que nous ou d’autres auraient déjà essayé de faire. Tenter de trouver des moyens d’expression visuelle inédits est resté notre idée fixe pendant tout le tournage.
C’est ainsi que nous sommes arrivés à cette décision de tourner les deux premières parties avec ce format carré – son sentiment de claustrophobie, d’inconnu, de peur et cette question subliminale : « qu’est-ce qui est hors du cadre et que je ne vois pas ? ». Cela permettait aussi, dans la troisième partie, d’associer ces deux cadres carrés ensemble et d’avoir le couple en une seule image – beaucoup de choses sont exprimées à travers le choix du format. Nous avions conscience avant le début du tournage de la possible comparaison avec Mommy de Xavier Dolan, qui est un film que j’adore, mais nous avions la conviction que dans Après la nuit, le choix du format et de son changement avait un sens totalement différent. Le Cinemascope n’exprime jamais un sentiment de liberté dans Après la nuit. Et, sur une note plus légère, je dirais que dans une ville aussi dingue et peuplée que Bucarest, le format carré a très souvent été comme une bénédiction.
Il n’est pas habituel de croiser un personnage homosexuel dans le cinéma roumain. Comment avez-vous travaillé avec votre acteur Cristian Popa sur ce personnage complexe, ce mari tout droit sorti d’un rêve mais qui vit dans le mensonge ?
Avoir un personnage homosexuel n’est certainement pas habituel dans le cinéma roumain. On s’en est d’ailleurs encore aperçu vu la façon dont les gens pouvaient réagir de manière très dure à ce sujet durant les préparatifs, comme lorsque l’Église Orthodoxe a refusé de nous donner la permission de filmer dans l’une de ses églises, car l’histoire de Après la nuit comporte un personnage homosexuel. C’était parfois un rejet plus subtil, comme le ressentiment de diverses personnes qui ont pu accompagner la production du film. L’acceptation et la reconnaissance restent parfois en surface et il se trouve que le film parle également de cela : de la nature de la vraie acceptation, de la vraie reconnaissance. Ça m’intéressait de parler d’homosexuels roumains, de leur façon d’interagir, de singer sans s’en rendre compte les normes hétérosexuelles et de vivre selon leurs règles. Les deux protagonistes gay du film luttent pour être quelque chose qu’ils ne sont pas. La distance entre ce qu’ils sont et ce qu’ils essaient d’être ne fait que grandir.
Ma collaboration avec les deux acteurs, Cristian Popa et Serban Pavlu, a été très différente. Serban abordait les choses avec humour et une certaine distance, alors que pour Cristian cela prenait davantage la forme d’une épreuve. A la base, je ne voulais pas d’un acteur si beau pour jouer Arthur. Je pensais qu’un physique agréable faciliterait trop les choses pour son personnage, et qu’il trouverait trop facilement sa place dans ce qui est valorisé au sein de la communauté gay – à savoir la jeunesse et la beauté. Et puis après avoir casté Cristian, j’ai réalisé que sa beauté ancrait ses tourments à un niveau encore plus profond – la vie pourrait être si facile pour lui et finalement son existence est déchirée entre ce qu’il est et ce qu’il pense devoir être. Cristian a apporté un malaise, un sentiment d’incongru qu’on n’a jamais cherché à effacer. Je lui ai demandé de créer un compte sur Grindr, de parler avec des gens sur cette appli, et d’être Arthur. Il semblait sans cesse chercher des parallèles avec son hétérosexualité, et découvrir en comparant. Il est important je pense de noter que Cristian a été impliqué dans le projet pendant plus d’un an et que les répétitions ont été longues et intenses, parfois dures pour les nerfs. Et je suis très heureux qu’au bout du compte, Cristian soit vraiment Arthur.
Vous avez travaillé comme assistant réalisateur sur Sieranevada. Qu’avez-vous appris auprès de Cristi Puiu ?
Cristi Puiu est un homme et un réalisateur très généreux – il m’a autorisé, en tant qu’assistant, à entrer dans le processus créatif de Sieranevada bien plus que ne l’aurait fait un autre réalisateur. Cela allait des séances de casting au montage et au visionnage des différentes versions du film. Ainsi, j’ai pu m’immerger dans la philosophie de Cristi et dans son amour pour le cinéma. C’est un penseur et l’une des personnes les plus intelligentes qui soient, et il sacrifierait tout pour son art. Le plus important lorsque j’ai travaillé auprès de lui, c’était l’intensité, symbole d’un engagement total. Et le fait de vivre et penser dans une logique de cinéma.
Quels sont vos cinéastes favoris et/ou ceux qui vous inspirent ?
J’adore Kelly Reichardt. De la manière la plus honnête et directe possible. J’ai vu Certain Women de nombreuses fois, j’ai proposé (et même forcé !) des collaborateurs à le voir avec moi. J’ai le sentiment qu’à chaque fois, j’assiste à un miracle de création, je me sens concerné par ces femmes comme si elles étaient de ma famille, j’ai de l’empathie pour elles du début à la fin. Je ne peux qu’espérer être parfois capable de montrer l’humanité comme Kelly Reichardt le fait. Et là je ne parle que de son dernier film et mon plus grand crush. Certain Women, Jackie de Pablo Larrain et Aurora de Cristi Puiu étaient trois références lors de la préparation de Après la nuit. Mais il y a aussi une longue liste de réalisateurs dont j’admire la vision et la capacité à montrer ce qui constitue la fragilité de l’humanité, et qui va de Charlie Kaufman à Yorgos Lanthimos en passant par Mircea Daneliuc et Alexandru Tatos.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?
Cela peut sembler étrange vu que j’ai déjà travaillé avec Judith State avant, sur Sieranevada et sur un clip qu’on a fait ensemble, mais sa façon de se transformer en Dana dans Après la nuit m’a fait l’effet d’une révélation. Sa générosité, le fait qu’elle ne dise jamais non lorsqu’il s’agissait d’explorer différentes possibilité pour trouver son personnage et sa joie d’être une autre personne étaient, pendant le tournage, à l’écran et encore maintenant, un pur bonheur. On ne voit pas si souvent des acteurs qui ont l’authenticité et l’honnêteté de Judith.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 8 mars 2019.