Le Paraguayen Marcelo Martinessi s’est retrouvé doublement primé à la dernière Berlinale avec son tout premier long métrage, Les Héritières. Ce film, à voir dès maintenant au cinéma, raconte l’histoire de Chela, la soixantaine, qui appartient à la petite bourgeoisie paraguayenne. Elle va devoir affronter la vie alors que son héritage est en train de disparaître et que sa compagne est envoyée en prison. Les Héritières est un portrait surprenant, à l’ambiguïté enthousiasmante et d’une très grande finesse d’écriture. Rencontre avec son réalisateur…
Dans la première scène des Héritières, l’héroïne est cachée chez elle en train d’observer des étrangers qui rachètent son mobilier. C’est une scène mystérieuse qui donne néanmoins pourtant de nombreuses pistes sur le reste du film. Pourquoi avez-vous décidé de la placer en ouverture ?
Métaphoriquement, on pourrait dire que dans cette scène, c’est mon pays entier qui attend de pouvoir sortir du noir ! Cette scène n’a pas toujours figuré en ouverture, mais je suis content que vous ayez remarqué qu’elle contient beaucoup d’éléments du reste du film. Dans la première version du scénario, Chela devait attendre dehors, mais c’était absurde. Elle a honte, donc il est plus logique qu’elle reste cachée. Je tenais beaucoup à ce qu’on comprenne qu’elle avait perdu la responsabilité de sa propre vie.
J’ai voulu jouer avec une tension de film de genre, quelque chose d’un peu gothique. Mais si vous regardez bien, ce que Chela observe avant tout, ce sont les photos d’elle posées sur les meubles, pas les étrangers qui sont chez elle. Ses propres souvenirs sont transformés en simple décoration. Elle ne perd pas seulement son rang social, elle perd son intimité, et cela va de pair dans une société aussi conservatrice. D’ailleurs elle est touchée, au sens propre, par des gens qui n’auraient jamais osé la toucher avant, comme le personnel de maison.
Comment avez-vous choisi Ana Brun, dont c’est le premier rôle au cinéma ?
La première personne à qui j’ai fait lire le scénario, du moins, une première version, m’a immédiatement dit « tu devrais rencontrer cette femme nommée Ana Brun ». Ana est avocate, et elle a fait du théâtre il y a quelques années. Sans vouloir être cynique, j’avais besoin de quelqu’un qui provienne de cette classe sociale, quelqu’un qui ait intégré l’importance de certains gestes, de certains tons. Elle a lu le scénario et a tout de suite accepté. C’était notre premier film à tous les deux, on était comme deux débutants donc on s’est beaucoup aidés. On répétait chez moi, dans mon salon. Je lui ai demandé de m’aider à choisir les autres actrices et grâce à elle le casting est allé très vite.
Chela est un personnage qui s’exprime très peu, cela ne lui a pas fait peur ?
Il se trouve que ma mère avait un peu connu Ana par le passé, et elle m’a dit « je ne me rappelle pas très bien d’elle, mais je n’ai jamais oublié ses yeux ». C’était un atout incroyable pour traduire l’évolution du personnage sans trop de dialogues. Ana est un peu sourde, elle n’étendait parfois pas bien ce que lui disaient ses partenaires dans les scènes de dialogues, et elle avait peur que cela se voie à l’écran. Dans ces cas-là elle me disait « je suis sur Saturne », et je lui répondais « mais restes-y, c’est parfait comme ça ! ». Ce décalage apportait beaucoup au personnage. Ana était capable de se détacher de son environnement, sans artifice, tout en restant au centre de la scène.
Est-ce qu’il y a pour vous quelque chose de subversif à réaliser un film entièrement consacré à des personnages féminins et où personne n’a moins de 40 ans ?
Ce n’était pas prémédité, c’était surtout inhérent à l’histoire. Je ne voyais pas pourquoi un couple de femmes dans cette situation devrait nécessairement se retrouver entouré d’hommes. Il s’agit de mon premier long métrage, et je voulais travailler avec des gens avec qui je serais à l’aise. Or je m’entends facilement avec les gens de cette génération, il m’est plus facile d’être ami avec quelqu’un de 80 ans que de 20 ans.
Mais il est vrai que je voulais faire un film qui parle de la société dans laquelle j’ai grandi. Or quand on est un petit garçon au Paraguay, d’une part on n’a pas le droit de douter et de poser la moindre question, d’autre part il n’y a que deux modèles possibles pour devenir un homme : l’armée ou l’Église. Entre les deux, rien, alors qu’il devrait y avoir des nuances infinies. Je voulais faire un film qui remette ces règles en question, or je ne pouvais le faire qu’à travers l’histoire de femmes. Dans le film, les hommes sont un peu présents mais dans la marge, au second plan. D’ailleurs l’image se focalise rarement sur eux, ils sont un peu flous !
Et puis c’est tout simplement le monde dans lequel j’ai grandi., entouré de grand mères, des professeures, de jeunes filles au pair, de tantes, etc. J’étais entouré de femmes. Les dialogues me sont d’ailleurs venus très facilement, comme des souvenirs. Les gens qui étudient le Paraguay se rendent compte de quelque chose que nous, sur place, savons depuis longtemps : à savoir que le Paraguay est un pays de femmes. Nous avons eu de nombreuses guerres, et une très grande partie de la population masculine y est morte, ce sont toujours les femmes qui ont rebâti le pays et qui ont tissé les liens de la société. Les femmes sont la clé de nombreux moments de notre histoire, et pourtant à Asunción, là où j’habite, toutes nos rues portent des noms d’hommes. Ces mêmes hommes qui ont détruit le pays par ambition. J’étais récemment à Ljubljana, et j’étais émerveillé de voir les monuments et les rues porter des noms de poétesses ou de femmes scientifiques.
Cela permet-il aux femmes paraguayennes d’avoir davantage accès au pouvoir politique ?
Nous avons des femmes politiques chez nous, mais très peu, et ce sont souvent des équivalents de Theresa May : ce sont des femmes mais elles suivent un modèle masculin. On pourrait tout aussi bien élire des hommes parce que ces femmes-là n’offrent aucune perspective différente.
Les Héritières dépeint la réalité du vécu d’un couple lesbien, sans pour autant que l’homosexualité soit au cœur des enjeux du film. Comment avez-vous travaillé cet équilibre ?
C’était dès le départ un élément-clé à mes yeux : montrer la vie de famille d’un couple de femmes, sans pour autant que la sexualité (ou bien son absence) soit un enjeu. Chela et Chiquita ont sûrement eu une sexualité, mais aujourd’hui elles font face à des problèmes qui pourraient toucher n’importe qui. La plupart des films LGBT, y compris dans mon pays, parlent avant tout de l’homosexualité en tant qu’enjeu, c’est pour ainsi dire le sujet de ces films. Je trouvais important de créer un monde où ces femmes avaient d’autres problèmes très importants.
Il y a une scène que j’aime beaucoup, et qui ne faisait pas partie du scénario. Lorsque Chela se rend en prison, la gardienne la prend d’abord pour l’avocate de Chiquita. Elle lui demande « vous êtes de la famille ? ». Chiquita ne répond pas tout de suite, mais finit par dire un oui clair. C’était complètement improvisé de la part des actrices, qui se sont complètement appropriées les sentiments de leurs personnages, et ont fait preuve d’instinct. Dans un pays et une société aussi conservateurs, dans un cadre tel qu’une prison, que ces personnages assument à haute voix leur couple, c’était merveilleux.
Comment avez-vous travaillé avec votre chef opérateur Luis Armando Arteaga ?
Luis et moi, cela fait des années qu’on travaille ensemble, on a fait des clips, des courts métrages, et maintenant un long. On se comprend très bien et en même temps on s’engueule toujours. Je ne peux pas travailler avec des gens trop obéissants, et Luis est très désobéissant (rires). C’est intéressant parce que de ces discussions passionnées ressort quelque chose dont on est tous les deux surpris et satisfaits. Luis est parisien mais il est né au Venezuela, et surtout, il connait très bien le Paraguay. C’était primordial, car je voulais à tout prix éviter un regard exotique sur ce que je filmais. C’est comme si j’avais travaillé avec quelqu’un du coin : il sait se débrouiller avec les moyens du bord. Parce que ça peut parfois rendre fou de travailler au Paraguay, car on n’a pas toujours tout sous la main.
Quels sont vos réalisateurs fétiches ?
Fassbinder ! Je regarde tous ses films en boucle. J’adore son approche minimaliste, directe et pleine d’honnêteté. J’aime aussi énormément Todd Haynes, surtout Safe, qui est un de mes films préférés. C’est une réponse un peu cliché mais je dirais aussi Cassavetes. Même si on devrait plutôt dire Cassavetes ET Rowlands, car ses plus grands films sont des films de duo, il n’aurait pas pu les faire avec une autre actrice : Gloria, Love Streams, Opening Night, etc. Et plus proche de chez moi, j’adore aussi Lucrecia Martel, chacun de ses films est une masterclass. D’ailleurs, physiquement et dans l’esprit, elle est bien plus proche d’Asunción que de Buenos Aires.
Ce sont des cinéastes qui ont pour point commun d’écrire des rôles féminins incroyables.
C’est vrai. D’ailleurs quand on me demande des citer les films qui ont pu m’influencer pour Les Héritières, ce sont à nouveau des films sur des femmes. Je mentionne toujours Grey Gardens et Qu’est il arrivé à Baby Jane ?. Ce sont deux films d’amour malade, sur des femmes qui s’aiment de façon malade. Même si ce qui lie Chela à Chiquita est moins intense, l’atmosphère et les sentiments sont un peu les mêmes.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 19 novembre 2018. Merci à Matthieu Rey.
https://www.youtube.com/watch?v=ZHtcWLwyllA
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