Vous ne verrez pas cela tous les jours : dans son court métrage expérimental Average Happiness, la Suissesse Maja Gehrig met en scène des courbes et diagrammes statistiques qui semblent peu à peu vivre leur propre vie en un étrange ballet sensuel. Cette curiosité est au programme de l’anthologie Plan cul la praline actuellement en salles. Maja Gehrig est notre invitée de ce Lundi Découverte.
Quel a été le point de départ d’Average Happiness ?
L’idée d’Average Happiness vient à l’origine d’une faute de frappe : un jour, en voulant taper organigramm (qui a le même sens en allemand qu’en français), j’ai tapé Onaniegramm. Or, en allemand, Onanie est un synonyme de masturbation. J’avais déjà envie depuis longtemps d’animer des diagrammes et des statistiques. Cette faute de frappe m’en a donné l’occasion. J’aime beaucoup cette idée d’envisager ces graphiques comme des créatures érotiques, parce que c’est un contraste en or.
D’un côté ces schémas représentent des données compilées avec le maximum d’objectivité possible, et de l’autre on les laisse agir et s’exprimer de la façon la plus subjective qui soit : en se masturbant. Dans Average Happiness, nous avons voulu faire de cette métaphore sexuellement explicite un voyage sensuel et érotique dans le monde des statistiques.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le style d’animation bien particulier que vous avez choisi pour ce film ?
A l’origine d’Average Happiness, il y avait cette idée qu’on subit une overdose d’études et de sondages dans les médias. Ces chiffres sont souvent détachés de toute source et tout contexte. C’est pour souligner cette idée que j’ai choisi d’utiliser uniquement du found footage. Tous les diagrammes que nous avons utilisés dans le films existent réellement. J’ai fait des recherches sur différents sujets : la finance, les questions de genre, l’environnement, ou encore des choses plus abstraites telles que le bonheur. Pour chaque sujet, il existait un nombre infini de graphiques, démontrant parfois des résultats contradictoires.
J’ai sélectionné les diagrammes sur des critères plastiques avant tout. J’ai choisi ceux qui m’inspiraient le plus, ceux qui d’après moi se laisseraient le plus facilement transformer en créatures sensuelles. En les assemblant dans la « ville-diagramme », j’ai parfois reçu des cadeaux : des combinaisons de couleurs, des assemblages de formes ou de contenus complètement inattendus.
La première étape de l’animation a consisté à vectoriser les graphiques à la main. Certains d’entre eux se prêtaient à un type d’animation par remplacement, comme les pyramides de population par exemple, d’autres ont été animés image par image. Je tenais à ce que la visualisation des données n’obéisse plus à des schémas classiques : je voulais montrer la subjectivité de ces graphiques. Les statistiques obéissent à un but opposé : celui de tout rendre compréhensible. Je voulais au contraire les libérer de cette fonction première, dévoiler leur beauté cachée et leurs désirs enfouis.
Average Happiness est froid est abstrait, mais aussi sensuel et hypnotisant, ce qui n´’est pas une combinaison très fréquente. Comment avez-vous trouvé et maintenu votre équilibre idéal entre ces deux aspects ?
Ces contradictions étaient présentes dès le tout début du projet grâce à la faute de frappe dont je vous parlais. La difficulté a consisté à trouver une dramaturgie qui traduirait les différentes facettes de cette idée. Afin de retranscrire l’idée d’overdose et d’arbitraire liée à la profusion de diagrammes, je les ai sortis de leurs contextes d’origine et je leur en ai donné un nouveau : une présentation powerpoint en forme de « ville-diagramme ».
La voix off du film est directement inspirée d’une conférence sur l’économétrie par Chris Brooks, qui est professeur à l’université de Cambridge. Il m’a donné l’autorisation d’utiliser ses cours dans mon film. Je les ai assemblés de façon à ce qu’ils épousent la narration d’Average Happiness, celle d’un document Powerpoint devenu fou. Cette méthode de travail m’a permis d’assembler les scènes de façon à rendre l’atmosphère de plus en plus sensuelle.
Pour la « ville-diagramme », je me suis inspirée des films de symphonies urbaines des années 30. Average Happiness décrit une journée dans la « ville-diagramme », du début du jour à la tombée de la nuit. Enfin, et c’est très important également, le caractère sensuel et hypnotisant provient aussi de la voix et l’intonation de Joy Frempong.
Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou celles et ceux qui vous inspirent ?
Il m’est difficile de répondre. Je puise davantage mon inspiration dans la musique, les expositions ou des films de fictions que dans le cinéma d’animation, même si je prends plaisir à en regarder, enfin la plupart du temps 🙂
Il y a des points communs entre Average Happiness et Logorama, dans le sens où j’invente également une ville imaginaire. Paul Bush, qui fut mon consultant en dramaturgie sur ce film, a été d’un apport fondamental. Il est progressivement devenu un coéquipier indispensable, il m’a aidée à trouver l’équilibre idéal entre les différents niveaux de lecture.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de découvrir un nouveau talent, quelque chose d’inédit à l’écran ?
Au Festival Fantoche de Baden, j’ai vu trois films que j’ai trouvés très intéressants.
L’un des lauréats de cette édition fut The Fourth Wall de Kalaee. Ce film propose un mélange intéressant de différentes techniques d’animation analogique, une musique intrigante et une narration très touchante. J’ai été émue d’entendre la réalisatrice parler des conditions de production et de son expérience d’animatrice en Iran.
Un Kilomètre à pied de Mathieu Georis est incroyable pour plusieurs raisons, notamment pour son utilisation de la lumière et sa combinaison d’une technique classique (de la peinture sur verre) et de l’animation numérique en 2D.
See Me de Patty Stenger est un une véritable œuvre d’art, grâce à sa profondeur dramaturgique et son design. Le son y joue également un rôle fondamental. La voix off est parfaite car elle vient discrètement ajouter un autre niveau de lecture sans en faire trop, montrant que l’expérience d’un enfant peut servir de répétition avant celle de l’âge adulte.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 3 octobre 2021. Un grand merci à Luce Grosjean.
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