Avec le fascinant Zama, la réalisatrice argentine Lucrecia Martel met en scène le voyage hypnotique et immobile d’un magistrat qui attend, à la fin du XVIIIème siècle dans une colonie d’Amérique latine, sa mutation pour Buenos Aires. La cinéaste réalise une aventure surréaliste qui parvient à questionner le colonialisme et le rapport de classes de la plus étonnante des façons. Zama sort en salles ce mercredi 11 juillet. Entretien avec une artiste passionnante…
On ne vous imaginait pas vous lancer dans le registre de la fresque historique. Qu’est-ce qui vous a attirée dans l’histoire de Zama?
C’est une longue histoire. Après La Femme sans tête, un producteur m’a proposé d’adapter El Eternauta (L’Eternaute de Hector Oesterheld), une bande dessinée culte en Argentine, qui raconte une invasion extraterrestre à Buenos aires dans les années 50. Après avoir dit dans un premier temps que ce n’était pas du tout fait pour moi, je me suis finalement plongée avec passion dans cette histoire. J’ai travaillé un an et demi sur le projet mais nous n’avons finalement pas pu obtenir d’accord financier. Je m’étais tellement investie dans cette histoire qu’il était très difficile de me lancer dans autre chose. Aujourd’hui encore, je pense beaucoup à ce film qui ne s’est pas fait.
Avec l’argent que j’avais gagné grâce à La Nina Santa, je m’étais acheté un petit bateau, un vieux voilier en bois. Dans ma version de L’Eternaute, dans la toute dernière scène, les survivants de l’invasion s’échappaient en bateau sur le fleuve Paranà. En 2010, quand le projet est tombé à l’eau, j’ai décidé de moi-même entreprendre ce voyage fluvial, comme pour échapper à la situation. Je suis partie avec l’actrice de La Nina Santa et une autre amie, et nous avons remonté le fleuve. Je n’avais aucune expérience, c’était une aventure extraordinaire. A la saison où nous sommes parties, personne ne navigue sur ce fleuve, qui est gigantesque. Pour ceux qui sont expérimentés, ce n’est déjà pas un voyage évident, alors pour quelqu’un comme moi, c’était insensé. On allait à contre-courant, il faisait 47 degrés, on n’avait pas de glacière, c’était sauvage ! C’était le pire moment pour remonter le fleuve en terme de météo, mais c’était les meilleures conditions pour découvrir Zama.
Dans mes bagages, j’avais pris tout ce qu’il pouvait avoir un lien avec le fleuve. Je voulais notamment étudier ce qui s’était passé il y a plusieurs siècles, durant les grandes expéditions qui avaient eu lieu le long de ces fleuves immenses. Parmi les livres que j’ai embarqués, il y avait Zama, qu’une amie à moi m’avait offert cinq ans auparavant en me disant que c’était fait pour moi. Comme on avait peu de place à bord, j’avais photocopié le livre en tous petits caractères ! A bord, on a toutes lu le livre, et quand je l’ai terminé, il m’est arrivé quelque chose de complètement inédit: je me suis dit « je peux et je veux en faire un film« . Ce n’était pas tant les faits relatés que l’écriture qui me fascinait, le voyage auquel nous emmène cette écriture même. C’est un style qui oblige sans cesse de revenir en arrière de quelques mots, de relire quelques phrases. C’est un fonctionnement en boucle, comme les remous d’un fleuve.
On dit toujours, c’est même un cliché: « d’un bon roman on ne peut pas faire de bon film« . Avant, je me disais également que s’il existait déjà un bon livre, il n’était pas nécessaire d’en faire un film. Mais la lecture de Zama m’a fait réaliser quelque chose pour la toute première fois: le lien entre un livre et son adaptation n’est pas lié à l’histoire, ce n’est pas de l’ordre de l’argumentatif.
Avec le recul, n’avez pas pas l’impression d’avoir tout de même, d’une certaine manière, réalisé votre film d’invasion extraterrestre avec Zama?
Tout à fait. D’ailleurs, avec l’équipe, on n’a jamais envisagé le film comme un film d’époque mais comme un film de science-fiction. Après tout, il n’y a rien qui ressemble plus à une invasion d’extraterrestres que l’arrivée d’Européens avec des chevaux, des armures et des fusils dans ces régions au 15e siècle.
Et puis en Argentine, la plupart des films historiques parlent des grands héros de l’indépendance du 18e et 19e siècle. Des héros toujours très machos, qui déclament sans cesse de grandes déclarations. Dans mon pays, la représentation du passé sert encore et toujours à renforcer et signer un roman national. Avec toute l’équipe, quand on a conçu le film, on a pris le parti suivant: on s’est dit qu’on allait faire le film en imaginant que tous les personnages étaient homos. Bien sûr, c’était une plaisanterie, on s’en fiche qu’ils le soient ou pas, ce n’est pas la question, mais c’était le meilleur moyen d’éviter l’écueil du héros masculin dominant, ce cliché de film d’époque qui était comme un piège tendu d’avance. D’ailleurs c’est aussi pour éviter ce poncif qu’on a réduit les scènes à cheval. Mais de toute façon, je suis persuadée que ce genre de représentations est plus proche de la réalité que cette figure du surhomme traditionnel. On s’est bien marré avec ce sous-entendu, on en parlait souvent. Et puis on était quasiment tous nous-mêmes homosexuels sur le tournage, donc bon…
Toujours dans le but d’éviter les clichés de films historiques, comment avez-vous travaillé avec le chef opérateur portugais Rui Poças (Les Bonnes manières, Tabou…)? Quels étaient vos partis pris esthétiques?
Ecoutez-moi bien : Zama n’a pas été un film facile à faire, mais Rui avait une qualité idéale pour ce tournage – il est toujours content, jamais de mauvaise humeur ! Je me rappelle qu’on s’est très rapidement mis d’accord sur le fait qu’à l’écran il n’y aurait ni feu, ni bougie. Vous savez, ces éléments typiques des films en costumes pour bien faire comprendre qu’il n’y avait pas encore d’électricité. J’ai vu tellement de films historiques avec des bougies dedans, surtout dans les années 90, que j’en ai fait une overdose, je ne les supporte plus, je ne veux plus jamais voir de baignoire entourée de bougies ! Qu’est-ce qu’ils ont tous avec ces bougies ? On devrait créer le « Festival de film de bougies », comme ça tous les amateurs pourraient s’en donner à cœur joie (rires).
Il y a souvent chez vos personnages un important sentiment de fierté. Ils sont en marge, mais sont incapables de se rendre compte que les choses se font malgré eux, sans eux. Cette vanité m’a paru encore un peu plus flagrante dans Zama, où elle devient presque bouffonne.
Zama est un roman existentialiste, c’est même un très bon exemple d’un courant existentialiste typiquement sud-américain. L’idée principale qui sous-tend cet existentialisme-là, c’est que l’existence en elle-même n’a aucun sens, et que la seule chose qui possède du sens, c’est ce que l’on désire construire soi-même. Or les gens qui veulent donner du sens à leur vie, c’est à dire ceux qui cherchent à construire, cherchent en réalité à redéfinir leur propre identité. Et dans ces cas-là, on finit toujours par ressentir ce sentiment dont vous parlez. Pour moi, c’est inévitable.
A vrai dire, tous mes films sont construits sur cette idée absurde sous-jacente. Mes films disent « De toute façon, dans une vie qui n’a pas de sens, c’est absurde de se faire de telles illusions« . En France, mes films sont toujours interprétés sous un angle psychologique, pourtant ce n’est pas du tout mon approche. Pour moi, tous mes films sont comédies ! Certes pas des comédies débridées, bien sûr, mais tout de même. C’est une dimension peut-être un peu plus visible dans Zama, mais si vous revoyez la La Femme sans tête, vous verrez que c’est rempli d’humour. Ma conviction, c’est que dans chaque scène de chacun de mes films, il y a un élément d’humour, un gag. Hélas personne ne le voit (rires).
Est-ce que cet humour est davantage perçu en Argentine?
Par quelques personnes. Non, en fait ce sont surtout mes amis qui rient devant mes films (rires). Souvent, on estime que le cinéma d’auteur ne peut-être que sérieux. L’humour des films d’auteur n’est identifié et reconnu que lors ce qu’il reprend les codes très identifiés de certains cinéastes indépendants nord-américains, étiquetés comme comique. Mes films ont certes une dimension politique, et c’est légitime d’en parler. Mais si on s’arrête à cela, on passe à côté de tout le reste. C’est comme si on considérait que la dimension politique n’était pas compatible avec quoi que ce soit d’autre.
J’ai peut-être joué de malchance sur les moments où mes films ont été vus : La Cienega est sorti au moment de la crise économique en Argentine, et à l’époque le pays était dans un vrai marasme. Forcément, mon film a été vu sous ce prisme-là, à la fois politique et économique. La Niña santa, qui pour moi était un film sur le harcèlement, a également était pris sous cet angle. Peut-être que le malentendu vient de là.
A propos de personnages fanfarons et pathétiques, est ce que cela a changé quelque chose pour vous d’avoir, pour la première fois, un protagoniste masculin?
Pour moi, non. Mais figurez-vous qu’on m’a demandé récemment si j’avais choisi exprès un personnage masculin pour traduire ma résistance envers les récents mouvements féministes ! Si c’était pour marquer mon opposition ! Aux États-Unis, on m’a même dit « Comme par hasard, à l’heure de #MeToo, vous délaissez les femmes pour raconter l’histoire d’un homme, vous le faites exprès ?« . Quel décalage. Quel didactisme. Toujours cette volonté de didactisme au moment d’analyser les films de femmes… On est dans une époque un peu maladroite, qui se cherche, mais je crois heureusement qu’on arrive à la fin de cette période. C’est le début de la fin. Ouf.
Vous venez de dire que vos personnages cherchaient à définir leur propre identité. A propos de l’écoulement du temps dans Zama, vous avez déclaré que le sentiment d’attente était forcément lié à un questionnement sur l’identité. Pouvez-vous nous en dire plus? Comment s’opère le lien entre des deux notions?
Je ne parle pas d’attente au sens trivial d' »attendre quelqu’un« . Il faudrait plutôt parler d’attentes au pluriel. Quand on occupe un rôle particulier, quand on est quelqu’un avec une place particulière, quelle qu’elle soit, toute la société autour de nous prédétermine une ligne de temps, une série d’événements que l’on va être obligée de suivre afin de coller à cette identité. Une ligne qu’on croit être obligée de suivre sous peine de remettre toute cette identité en question.
Mettons que je sois jeune et que je décide de devenir cinéaste. C’est un désir un peu fou, mais si je l’annonce à ma famille, chacun va avoir une idée inconsciente – mais commune – de la trajectoire qui va être la mienne. Dans le cas du cinéma, ce sera des études, un tournage, et peut-être à la fin, Cannes ou un Oscar. Dans tous les cas, cette identité que j’endosse, ou que j’assume, ouvre devant moi une trajectoire propre. La construction sociale devient une construction temporelle. Les attentes deviennent une attente.
Dans mon cas en particulier, on me rappelle souvent qu’on attend des cinéastes qu’ils fassent un film tous les deux ans, et qu’ils repartent en préparer un nouveau à peine la promotion du dernier terminée. Il y a des étapes temporelles que l’on croit indispensables, une temporalité qui s’impose mais qui finit par nous piéger. C’est là que réside le conflit, car à force d’obéir à cette identité qu’on croit être la nôtre, à force de courir après le temps pour se le prouver, on déprécie complètement le présent, et au final on ne vit pas vraiment cette identité. Mais c’est très difficile d’échapper à ce conditionnement. Si on devait se lever le matin avec la certitude de l’absurdité de tout et que rien ne sert à rien, on serait certes plus libre, mais on serait sans doute incapable d’accomplir quoi que ce soit (rires).
Entretien réalisé le 4 juillet 2018. Un grand merci à Laurence Granec et Vanessa Fröchen.