Après la comédie musicale et le mélodrame, c’est cette fois-ci le registre de la science-fiction qu’investit Lav Diaz, le plus radical des réalisateurs-poètes philippins. Halte est une fable futuriste morbide et folle, au rythme hypnotisant, peuplée de drones malfaisants et de crocodiles tueurs. Une parabole épique venue du fond des âges, pour nous parler du monde d’aujourd’hui, et qui devait d’ailleurs initialement s’intituler…2019.
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Lorsque je vous avais interviewé pour votre précédent film, La Saison du diable, vous disiez avoir envie de réaliser une comédie. On ne peut pas dire que Halte soit très léger, mais le film possède néanmoins une dimension humoristique. En effet, si la figure du dictateur a souvent habité vos précédents films, elle est ici vue sous l’angle d’une caricature bouffonne et risible.
C’est vrai, mais je me suis contenté de regarder tous les dictateurs autour de nous. Tous ces despotes et leaders d’extrême-droite sont déjà proches de la caricature. Regardez Hitler. Bien sûr il est terrifiant mais a aussi quelque chose de pathétique et risible. Regardez ses discours, on dirait un petit de huit ans qui pique sa crise, il ne respecte personne parce que personne ne le respecte. Quand on lit les tweets de Trump, c’est pareil. Ce qui relie ces dictateurs, c’est la psychose : il n’ont pas de conscience, de culpabilité, de remords. Ce ne sont même plus des êtres humains, ce sont des animaux. Pourquoi accepte-t-on que ces animaux dangereux et minables nous gouvernent? Comment pourrait-on changer le monde en conservant tous ces idiots au-dessus de nos têtes?
Dans vos précédents films vous utilisiez déjà beaucoup d’éléments fantastiques issus du folklore philippin ou de la mythologie. Cela a-t-il changé quelque chose pour vous de faire un film qui soit entièrement de la science-fiction?
J’aime utiliser les codes propres à certains genres : ceux de la comédie musicale, du film noir, ou ici de la science-fiction. Les codes ou les symboles, comme ici les drones qui représentent l’état autoritaire. Cela m’apporte un cadre à l’intérieur duquel je me sens encore plus libre. Or, la science-fiction, c’est le genre cinématographique qui offre le plus de liberté. Imaginer l’avenir, c’est la plus grande inconnue qu’il soit. La vie n’est qu’une comédie sinistre et absurde. On a besoin de voir ce qu’on ne connait pas, on a besoin de se confronter à ce qu’on ne voit pas, ce qu’on ne comprend pas. La science-fiction permet ça.
Vous vous êtes senti encore plus libre que d’habitude ?
Oh oui ! Et encore, je voulais aller encore plus loin dans la folie et la caricature, mais je me suis retenu. Je ne voulais pas que le film devienne n’importe quoi.
Quelles idées avez vous mises de coté, par exemple?
Je voulais que le président soit encore plus fou, en faire un vrai super-méchant de film de super héros, qu’il vole. Je voulais aussi aller encore plus loin dans le gore et la torture (rires).
Le film se passe durant une éclipse permanente du soleil . Est-ce que tourner intégralement de nuit a modifié votre façon de travailler la lumière, qui est souvent un élément-clé de votre mise en scène?
C’était une vraie discipline. Le noir, c’est évidemment une métaphore qui marche à plein de niveaux : c’est les ténèbres, le néant, la claustrophobie. Ce fut un tournage compliqué. J’ai été malade et très fatigué, et pas seulement à cause des horaires décalés. Passer tout ce temps à écrire un scénario rempli de choses aussi négatives, les filmer, les amplifier, ça a fini par avoir un effet sur moi. C’est devenu un fardeau physique, et pas seulement mental. Vivement que je fasse cette comédie dont on parlait la dernière fois (rires).
Je me suis longtemps demandé s’il fallait que le soleil se lève à la fin du film. Ç’aurait été un signe d’espoir très romantique, et je voulais que le film garde un peu d’espoir, mais là ç’aurait été vraiment trop sentimental.
Vos personnages subissent toujours une violence traumatisante venue de l’extérieur, mais cette fois ils s’en infligent aussi à eux-mêmes, comme cette jeune femme qui, par désespoir, rejoint un réseau de prostitution.
Oui, c’est une forme d’autoflagellation. C’est une manière pour ce personnage de ne pas se tuer, de rester en vie malgré tout. L’autodestruction, le sacrifice, c’est parfois la seule manière de gérer la violence dont on est témoin ou victime. Il n’y a rien à apprendre de toute cette violence qui nous étouffe, elle n’a pas de sens, elle ne sert aucune justice ou aucune vérité, elle rend fou. Ce personnage traverse un chemin de croix, mais à la fin de cette route il y a la rédemption. C’est comme ça, c’est le cycle habituel : souffrance, traumatisme, désespoir…
C’est le pitch de votre prochaine comédie?
(Rires) Je devrais peut-être faire un film à la Woody Allen, un film plaisant et sans conséquence qui sert juste à divertir les gens…
Comment avez vous choisi le titre, Halte?
Ce n’était pas le titre d’origine. A la base le film devait s’appeler 2019, parce que l’histoire se déroulait à l’heure actuelle. J’ai dû imaginer 7 ou 8 autres titres mais aucun ne me satisfaisait. J’ai fini par laisser tomber et choisir celui-ci au dernier moment, à la fin du montage.
Vous trouvez vos titres plus facilement, habituellement ?
Non c’est toujours difficile. Pour Norte, la fin de l’histoire j’avais vraiment galéré. C’est du boulot, de trouver un bon titre. Mais j’aime bien ce titre, Halte. Hupa est un mot qui viens du vieux malais, et qu’on n’utilise plus trop désormais. C’est un mot qui a beaucoup se sens différents : c’est la limite, la retenue, le contrôle, le départ, la mort, l’introspection… Ce n’est pas un terme exclusivement négatif, bien au contraire, même si le film parle avant tout de la fin de la moralité et de la vérité.
Pouvez-vous élaborer ce concept de fin de la vérité?
C’est ce qui nous attend si nous ne faisons pas attention. L’humanité et en train de s’autodétruire, on autorise que se passent des choses telles que Trump ou le Brexit alors qu’on sait très bien qu’elles sont négatives. La vérité ne voudra plus rien dire et va disparaitre, la moralité va disparaitre si l’extrême droite continue de gagner du terrain dans le monde entier. J’espère que l’on pourra briser le cycle. Je garde espoir parce que je ne peux pas faire autrement, mais j’ai peur. J’ai peur du monde que je laisse à mes enfants et à mes deux petits enfants. A mon tout petit niveau, j’aimerais enclencher une prise de conscience. Pour cela, j’ai toujours foi en le cinéma, en tout cas.
Vous avez récemment animé un atelier pour apprentis cinéastes à Cuba. Pouvez-vous nous parler de cette expérience, de ce que vous y avez enseigné et appris ?
J’ai longtemps tout fait pour éviter d’enseigner ! Je viens d’une famille où tout le monde est professeur, je suis le seul à y avoir réchappé. J’ai envie d’aider les jeunes cinéastes, mais je trouve que les écoles de cinéma traditionnelles sont trop limitées, on y apprend la technique, mais à une échelle toujours un peu trop grande : de grosses équipes, des projets grand public. Ces écoles oublient l’essentiel, à savoir que la position d’artiste est souvent très solitaire. Donc quand on m’ a proposé ce poste à Cuba, j’ai demandé à pouvoir enseigner la solitude du poète : j’ai demandé à ce que les élèves arrivent sans bagages ou presque, et restent isolés durant leur période d’apprentissage.
Vous connaissez Cuba ? C’est un autre planète. Il faut aller dans les barrios, parce que La Havane c’est un Disneyland pour touristes. C’est très joli, très coloré, mais c’est une vision trop ripolinée de toute la violence que les habitants ont subi. C’est un peuple à qui il manque tout. C’est difficile de trouver une tomate, une pomme de terre ou du gingembre, les maisons sont décrépies, les voitures sont pourries et sentent mauvais, mais on sent derrière une humanité en recherche de rédemption. On sent qu’il y a eu énormément de violence là-bas, et on n’a pas le droit de rendre cette violence romantique. C’est un peuple dont l’âme a été violentée. C’est dur de parler aux habitants. Cuba ressemble parfois à un hôpital psychiatrique à ciel ouvert, mais c’est une très bonne expérience. Je vais y retourner pour la deuxième partie de l’atelier mais cette fois-ci, les élèves et moi resterons uniquement dans la montagne, loin des villes. Depuis la première session, quatre de mes élèves sont devenus mes assistants, ils travaillent actuellement avec moi aux Philippines sur mon nouveau film.
Que peut-on savoir sur ce nouveau projet ?
Il ne nous reste plus que deux semaine de tournage, j’espère me mettre au montage début septembre. Pour l’instant, le titre que j’envisage est Tagsibol. C’est à nouveau un mot venue du malais, qui signifie printemps. Le film se déroule à la fin des années 50, mais en même temps pas vraiment, c’est très conceptuel (rires). En tout cas, ça ressemble visuellement aux années 50. C’est l’histoire d’une personne à l’âme pure qui va se débattre avec le langage et les éléments pour donner un sens à sa vie, mais qui va être détruite par la noirceur de l’humanité.
L’année dernière, je vous avais demandé quel film récent vous avait le plus plu, et vous m’aviez répondu Zama de Lucrecia Martel. Avez-vous eu d’autres coups de cœur aussi fort depuis?
C’est vrai que j’avais adoré Zama, même si pour moi c’est vraiment monté trop rapidement (rires). J’aime beaucoup le point de vue de Lucrecia sur la vie, sa capacité à mettre à jour et à retranscrire à l’écran toutes les petites dynamiques des rapports entre les gens et leur environnement. L’une des mes étudiantes a suivi l’un des ateliers qu’elle donne parfois en espagnol, et il parait qu’elle est une enseignante exceptionnelle, particulièrement éloquente.
Quant au dernier film que j’ai adoré, c’est Le Voleur de bicyclette, que j’ai revu hier soir pour la je ne sais combientième fois (rires). Le point de vue marxiste de De Sica m’inspire toujours autant.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 22 juillet 2019 à Paris. Merci à Florence Alexandre et Alexia Coutant.
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