
C’est l’un des sommets de cette édition du Festival de Cannes. Avec son court métrage d’animation Dieu est timide, le Français Jocelyn Charles raconte l’histoire de deux jeunes gens qui, lors d’un trajet en train, échangent sur leurs plus grandes terreurs. Le cinéaste compose une captivante exploration de la peur, visuellement très inspirée et d’une réjouissante imprévisibilité. Quel niveau d’imprévisibilité ? Pensez à l’iconique Danièle Evenou plongée dans des visions glaçantes et hallucinées à la Junji Ito. Dieu est timide est en compétition courts métrages à la Semaine de la Critique.
Quel a été le point de départ de Dieu est timide ?
Dieu est timide nait d’une envie de faire un court métrage, souvent évoquée mais jamais entamée, jusqu’à ce qu’elle soit concrétisée par Ugo et Felix les deux créateurs du studio Remembers dans lequel je travaille ; Sachant que je trouve l’inspiration sous la contrainte, ils m’ont imposé de leur fabriquer une animatique (storyboard animé) d’une minute dans les deux mois qui ont suivi notre discussion. J’ai alors, sans réfléchir, tout de suite mis à l’image mes idées, en créant par le storyboard, sans écriture au préalable. Mon seul fil rouge était que je voulais dessiner des scènes que j’aurais envie de voir en tant que spectateur.
Ce film était aussi l’opportunité de consolider et concrétiser mon univers artistique. Pendant la réalisation du clip Hématome pour le groupe L’Impératrice, j’ai développé avec ma co-réalisatrice Roxane Lumeret, le sujet de la monstruosité, qui est devenu un thème récurrent dans mon travail. Dans le clip How Do I Make You Love Me pour l’artiste The Weeknd, que j’ai réalisé et imaginé seul, j’ai poussé un degré de plus dans l’horreur, allant parfois jusqu’au « gore », avec de la décomposition, du sang, des visages horrifiques. Tout cela m’a donné des clés et des idées de scènes que je désirais mettre au service d’une histoire originale et plus personnelle.
Je suis également fasciné par les questionnements métaphysiques, l’astronomie, l’inconscient. Mon précédent court métrage, réalisé en groupe, avait pour thème la zététique, c’est à dire l’étude rationnelle opposée aux sciences occultes. Je crois que j’ai toujours aimé ces sujets, et ils sont naturellement venus à moi pendant la création de ce film, comme guidés par mon subconscient.

Il y a dans votre film une dimension horrifique hallucinée qui tend vers le grotesque, et qui m’a évoqué les mangas d’horreur comme ceux de Junji Ito par exemple. Est-ce que cela constituait une influence ou aviez-vous d’autres inspirations ?
Bien vu ! Je suis en effet assez fan du travail de Junji Ito. J’ai d’ailleurs réalisé en 2021 avec la chaîne américaine Adult Swim, qui diffusait une adaptation du manga Spirale de Junji Ito, une animation hommage à cette œuvre. Je suis très influencé par la narration visuelle japonaise, que ce soit en manga ou en animation, et il faut avouer qu’ils sont les maîtres dans les histoires à destination des adolescents / adultes. Là où en occident, l’animation ou la bd restent plutôt cantonnés à un public très jeune. J’ai aussi été très inspiré par les frères Coen pour le mélange entre burlesque et violence, et plus récemment par les frères Safdie pour leurs trips effrénés et haletants, enrobés de beaucoup de poésie.

Comment vous est venu l’idée de caster Danièle Evenou pour cette voix particulièrement importante du film, et pouvez-vous nous parler de votre collaboration ?
Pour être honnête, Danièle n’était pas la première voix à laquelle j’avais pensé. J’ai voulu une voix capable d’improviser, qui avait du caractère, qui paraissait déjà déjantée sans même voir son visage. Je voulais que la comédienne n’ait presque pas à jouer, juste à être elle-même. Avec mes producteurs, nous avions contacté Béatrice Dalle qui aurait évidemment grandement imprégné le film de sa personnalité (peut-être trop après considération ?). Finalement cela n’a pas pu se concrétiser avec Béatrice, et après des heures de visionnage de comédiennes sur internet, je suis tombé sous le charme de la personnalité de Danièle, notamment une interview dans laquelle elle parle de ses relations passées. La projection était aisée étant données les similitudes entre son récit et le thème de mon film, nous l’avons donc contactée et elle a accepté avec beaucoup de gentillesse.
Finalement, n’ayant qu’une journée d’enregistrement pour 15mn de film, je n’ai pas pu m’offrir le luxe d’essayer l’improvisation avec Danièle, j’ai senti que la singularité de l’histoire, le contexte de notre rencontre et son expérience passée ne l’avaient pas aidée pour ce type d’exercice. Mais elle a pu tout de même insuffler énormément de personnalité à mon texte, et je suis très fier du résultat.

Votre utilisation des couleurs est frappante et suit davantage les émotions qu’une représentation réaliste. Comment avez-vous approché ce surprenant usage des couleurs ?
La couleur est évidemment un curseur essentiel d’émotions. Le bleu et le violet du train amènent une froideur qui prépare l’évènement dramatique à venir, et les couleurs chaudes du paysage qui défile nous invitent dès le départ à voir la nature comme un échappatoire plus réconfortant. Les personnages, eux, sont très souvent dotés de couleurs très saturées, pour ramener de la légèreté, presque un côté enfantin à leurs apparences. Les couleurs saturées ont disparu progressivement depuis les années 60, il y a eu un déclin dans tous les domaines, mobilier, objets, vêtements, et même dans la bande dessinée et la pop culture plus généralement.
En plus de la légèreté, pour moi elles amènent aussi de l’humour, comme une façon de se prendre moins au sérieux. Je pense par exemple à la figure de Superman, dans les années 50, les couleurs étaient saturées, les poses, les décors, tout était stylisé, avec beaucoup de symbolisme. Aujourd’hui, les comics ou les films adoptent des couleurs ternes, se prennent très au sérieux, le costume de Superman est devenu presque gris : je trouve ça dommage.

Qu’est-ce qui vous a dirigé vers ce thème de la peur, pouvez-vous nous en dire davantage sur ce que vous souhaitiez explorer à travers ce film et ses récits horrifiques enchevêtrés ?
Je trouve que le genre de l’horreur est un genre « populaire » qu’on associe souvent à tort à de la sous-culture, un genre moins noble que celui du drame ou de la romance. C’est pourtant le seul qui peut réellement ajouter une nouvelle émotion à notre palette d’émotions de spectateur : la peur. Comme une nouvelle couleur, on peut l’associer à d’autres, la mélanger, l’effacer ou l’étaler.
Je suis fasciné par le travail de Ari Aster, qui a su esthétiser l’horreur par son originalité dans la mise en scène et dans les situations qu’il crée. J’aimerais insuffler de l’humour dans ces situations, comme il a pu le faire dans son dernier film Beau is Afraid, ou comme pourrait le faire Jordan Peele dans ses films. J’ai également été très touché par le chef d’œuvre coréen The Strangers, qui mélange les genres, les tons, et qui revisite les films de possession avec le chamanisme et le folklore coréen.
Se raconter des histoires d’horreur a toujours été le petit plaisir des adolescents et mêmes des plus âgés : le fantasme de l’histoire au coin du feu, qui nous fait frissonner. C’est, comme avec les couleurs, une volonté d’amener de la légèreté dans la forme, du divertissement, pour mieux jouer, par contraste, avec un fond plus poétique.
De plus, l’animation étant un medium extrêmement chronophage (animer un personnage se déplacer d’une pièce à l’autre, d’un endroit à un autre, étant si long et fastidieux à fabriquer) que l’idée de se raconter des histoires est aussi un moyen de gagner du temps, de jouer avec mon medium : elle m’autorise à me téléporter d’un décor à un autre, avoir comme une succession d’illustration, comme une suite de petits GIF. Je crois que ça me plait de fonctionner ainsi.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 7 mai 2025. Un grand merci à Andréa Goncalves.
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