Entretien avec Jessica Hausner • Club Zero

Sélectionné en compétition à Cannes, Club Zero raconte l’histoire de quelques élèves tombant sous l’emprise de leur nouvelle enseignante, qui leur donne un très singulier cours de nutrition. Le film est un ovni visuellement flamboyant, où la brutalité se cache derrière un ambigu chatoiement. Club Zero sort ce mercredi 27 septembre en salles. La brillante Autrichienne Jessica Hausner est à nouveau notre invitée, quelques années après notre entretien pour Little Joe.


La dernière fois que nous avons échangé, vous m’avez dit : « Parce que je suis blonde, les gens pensent je suis forcément douce et gentille, mais c’est tout faux ». En y repensant, je me demandais si on pouvait utiliser une formule similaire pour parler de vos films, qui cachent souvent leur bizarrerie derrière des apparences inoffensives et pop. Cette volonté de déjouer les attentes, cela vous sert-il de moteur ?

Intéressant. Je ne sais pas. Peut-être que dans les films que j’ai réalisés et qui semblent correspondre à des catégories particulières de cinéma de genre, tels que Hôtel ou Little Joe, cela peut effectivement être le cas. Chaque genre amène une série d’attentes inconscientes quant au déroulement de l’histoire et mes films déjouent ces attentes. En ce qui concerne Club Zero, je ne sais pas s’il existe de telles attentes parce qu’il n’appartient pas à un genre particulier, ou alors au genre auteur (rires). Je pense que cela fait davantage de sens de parler de distanciation. En tant que cinéaste, je tiens à imposer une sorte de distance par rapport à ce que je filme. Cela crée un fossé qui laisse la place aux spectateurs de se faire leur propre idée. Mes films ne disent jamais clairement quels personnages sont les bons ou les méchants, il faut faire un travail d’observation, même si tout devient de plus en plus bizarre. Si les spectateurs quittent la séance en se demandant « mais qu’est-ce qu’elle a voulu raconter ? », ça me va très bien parce que je ne souhaite pas m’imposer, je souhaite les inviter à formuler leur propre point de vue. C’est le type de fossé que je crée.

Que ce soit lors d’entretiens ou d’échanges avec le public, on me demande souvent pourquoi mes films ne facilitent pas davantage la tâche pour les spectateurs qui souhaiteraient justement s’identifier aux protagonistes. Voilà une attente qui est déjouée, c’est vrai. Mais personnellement je ne comprends pas pourquoi le public a une attente si forte de s’identifier aux personnages, c’est juste une manière parmi tant d’autres de regarder un film.


Club Zero

Vos films laissent toujours un petit point d’interrogation, ou même un géant, mais cela ne les empêche pas d’être généreux. Ce plaisir de ne pas obtenir toutes les réponses, c’est quelque chose que vous appréciez en tant que spectatrice aussi ?

Absolument. Par exemple, tout ce qui est tourné en temps réel me fascine. Ces types de scènes, pour peu qu’elles soient tournées avec une camera seulement, sont des scènes où le rythme est uniquement guidé par les actions des interprètes. Dès lors, qu’est-ce qui se passe si l’interprète décide de sortir du cadre d’un seul coup ? On se retrouve soudain face au vide, même si cela ne dure que quelque secondes et que l’acteur revient dans le cadre. Il y a soudain eu une anomalie à l’écran. Bien sûr, si on tourne avec plusieurs caméras, on peut effacer ce moment de néant au montage. Mais pas si on n’a utilisé qu’une seule caméra. Dans ces cas-là, le néant est là et vous nous pouvez rien y faire (rires).

En tant que spectatrice, j’adore me retrouver face à ce vertige. J’adore avoir la sensation que soudain, même si c’est l’espace d’un instant, il y a comme un ravin à mes pieds : du vide, une absence d’action, d’interprétation, de sens (rires). Parce que la vie est comme ça. Notre réalité est souvent dénuée de sens. Il n’existe aucun manuel pour nous aider à savoir comment interpréter ou juger ce que nous voyons. Dans la vie, nous sommes libres d’interpréter et de réagir à notre guise, mais c’est très rare de se voir offrir la même liberté en tant que spectateur.

On ne sait jamais ce que la personne en face de nous pense exactement, et c’est quelque chose dont je discute beaucoup avec les acteurs. Je leur dis « jouez comme si votre personnage mentait à tout le monde de la première à la dernière minute ». Nous essayons tous de garder au moins une partie de ce que nous pensons réellement pour nous. On essaie tous de jouer notre rôle dans la société, personne ne veut être un paria. Ca m’intéresse beaucoup de montrer cela.


Hôtel / Lourdes

De la menace de Hôtel au miracle de Lourdes, et plus encore dans Club Zero, on pourrait dire que vos films parlent avant tout de l’invisible. C’est une formule qui vous conviendrait ?

Oui, j’aime beaucoup cette notion de l’invisible.

Dans Little Joe, vous concrétisez cette notion en zoomant dans le vide plutôt que sur les personnages ou les objets. Vous utilisez à nouveau des zooms dans Club Zero, mais cette fois-ci ils viennent buter sur les visages impénétrables des acteurs. C’est une manière de nous renvoyer leur mystère en pleine figure ?

Oui, c’est le cas presque à chaque fois que j’ai utilisé le zoom. Le zoom n’est pas toujours un mouvement de caméra très élégant ou très discret, et j’aime surligner cela. Si vous venez à un de mes tournages, vous m’entendrez souvent dire « vas-y, zoome maintenant ! » alors qu’on est en plein milieu d’un dialogue et que c’est censé être le pire moment pour zoomer. Là encore, un fossé. J’aime aussi beaucoup jouer avec la notion de hors champ. Ce mouvement de caméra me permet de sous-entendre très concrètement que ce que nous voyons n’est qu’un extrait de la réalité, personne ne peut prétendre avoir suffisamment de recul pour appréhender une situation sous tous les angles, personne ne peut voir the bigger picture, comme on dit.


Little Joe

Vos personnages féminins déjouent souvent les archétypes et les attentes, et celle de Club Zero ne fait pas exception. Elle est jeune, jolie, rassure tout le monde avec son sourire confiant mais elle est aussi cinglée et dangereuse. C’est encore un fossé ?

La question qui me travaillait et qui se trouve à l’origine de ce film et de ce personnage en particulier, c’est : « Et si la majorité avait tort ? ». Il y a une chanson allemande que j’aime beaucoup, dont les paroles disent « Une personne a pris le mauvais virage et le problème c’est que tout le monde l’a suivie » (rires). C’est fascinant d’imaginer que ce qu’on considère comme l’avis consensuel de la majorité est peut-être entièrement faux de A à Z. Après tout, qu’est-ce que la vérité? Et c’est vrai que j’aime particulièrement utiliser mes personnages féminins pour souligner ce type de surprises. En tant que femme, j’ai grandi avec seulement deux options au cinéma : soit les femmes étaient fortes et intelligentes mais en quelque sorte non-désirables ou même agressives, ou bien alors elles étaient jolies, douces, désirables mais dénuée de beaucoup de pouvoir ou d’intelligence. J’ai toujours ces deux pôles en tête, car comment pourrait-on s’en débarrasser, mais ce qui m’intéresse ce sont les mille et une nuances entre les deux. Ca me tient beaucoup à cœur de montrer que la féminité peut aller au-delà des clichés.


Club Zero

J’image que le travail sur les costumes, aux couleurs acidulées mais aux coupes très androgynes, va dans ce sens-là ?

Bien sûr. Les costumes sont l’un des principaux outils du travail de distanciation dont je parlais plus tôt, mais ils sont également là pour apporter de l’humour. Pas un humour moqueur, mais un humour qui souligne l’absurdité des situations. Ils sont souvent exagérés, excessifs dans leurs couleurs, ils créent un style artificiel. Or le style artificiel, c’est justement ce qui me permet de raconter mes histoires de façon plus universelle. Mes films ont un point de vue sur la société : ce qui m’intéresse ce n’est pas tant de montrer des personnages uniques, c’est plutôt d’observer les mécanismes de fonctionnement de la société, comment chacun d’entre nous joue son rôle.

C’est pour cela que les uniformes ont beaucoup d’importance dans le film. Les costumes sont là pour souligner que nous sommes dans une fable, une parabole. Là encore, il y a un fossé entre là où nous sommes et la réalité. La question de l’androgynie est aussi très importante. Le personnage de Miss Novak porte des costumes aux larges épaules, très masculins, alors que les étudiants portent des costumes qui sont les mêmes pour les garçons et les filles.


Club Zero

Vous évoquez la fable, et vos personnages sont en effet souvent proches des figures archétypales du conte. Au moment du casting, essayez vous de trouver des interprètes proches de ces archétypes ou bien l’inverse ? Est-ce une étape qui vous permet de crée un fossé de plus ?

Quand j’écris un scénario, j’ai effectivement toujours des archétypes en tête. D’ailleurs pour chaque personnage, je gribouille dans la marge une série de petits dessins, des caricatures. Cela me permet de préciser exactement quel genre de sensations je souhaite qu’il dégagent. Une fois le scénario terminé, j’essaie de trouver des acteurs et des actrices qui permettent aux personnages de déborder du cadre du simple archétype, qui arrivent à rendre leur personnage vivant. C’est pour cela que c’est souvent mieux, en tout cas plus intéressant, de prendre quelqu’un qui ne ressemble physiquement pas à l’archétype en question. Il faut que je fasse bien attention à ce que la parabole ne devienne pas trop plate ou prévisible. Le film possède suffisamment d’artificialité comme ça donc si le choix de l’acteur est trop évident, on manque de bizarrerie, de secret et d’imagination.


Club Zero

Vous évoquez la psychologie des personnages avec vos interprètes ou bien pas du tout ?

Je n’évoque pas la psychologie à proprement parler, en revanche je rappelle à chaque fois aux acteurs où se situe leur personnage dans la hiérarchie générale du film : sur qui ils ont du pouvoir, et qui a du pouvoir sur eux. Tous mes films parlent de hiérarchie de pouvoir, ce sont des portraits de notre société. Je prends un petit bout de société et je me focalise sur un lieu unique  : un hôtel, un laboratoire, ou dans le cas de Club Zero, une école. Je crée un microsome qui montre comment fonctionne notre société et j’essaie de disséquer le fonctionnement des hiérarchies de pouvoir. Donc les questions qu’on aborde souvent avec les acteurs au moment de tourner une scène c’est : « Alors, c’est qui le patron dans cette scène ? Qui à intérêt à mentir à qui ? Qui veut se faire bien voir de qui ? », etc.


Club Zero

Qu’est-ce qui vous a amenée à travailler avec Elsa Zylberstein ?

Je l’avais rencontrée il y a deux ou trois ans et on a tout de suite eu l’impression de se comprendre mutuellement. On a tout de suite eu des conversations très intéressantes. A mes yeux, Elsa est quelqu’un dont les émotions sont flagrantes, comme si elles apparaissaient toujours au premier plan de sa personne. Il y a en elle une forme d’expression qui ne triche pas, des émotions fortes et presque non-maitrisées. Dans Club Zero, les parents sont aveugles, ils ne réalisent pas du tout ce qui leur arrive, mais je ne voulais pas tout leur mettre sur le dos non plus. Pour ces rôles, je voulais des interprètes qui rendent leur personnages aimables et qui nous fassent comprendre leur impuissance en même temps. Pour moi, Elsa a justement cette qualité. Bien qu’elle ne prenne pas les bonnes décisions en tant que mère, on ressent son amour pour sa fille.

Vous avez désormais réalisé un certain nombre de films dans une autre langue que l’allemand. Travailler dans une langue étrangère, c’est un pas de côté supplémentaire par rapport au réel ?

J’aime travailler en anglais, parce que là encore ça m’apporte en effet cette distanciation que j’adore. J’essaie toujours de trouver un point de vue décalé sur la situation que je filme. Tourner dans une langue qui n’est pas la mienne me permet de prendre de la distance par rapport à mon propre point de vue, de mieux le comprendre. En anglais, les phrases sont plus brèves, plus directes, il y a un pragmatisme dans la langue anglaise que j’aime beaucoup. Je ne suis pas si à l’aise que ça avec la langue allemande.


Club Zero

Vous avez réalisé Lourdes en français, qui n’est pas non plus une langue où les phrase sont très brèves…

C’est vrai. Le français est encore plus compliqué que l’allemand, pour moi. Au moment de traduire le scénario en français, c’était très difficile de trouver des équivalents exacts de tous les sous-entendus suggérés par la langue allemande. C’est dur de véhiculer la même chose tant la structure des langues est différente et complexe. L’humour n’a rien à voir non plus. L’humour autrichien, très pince-sans-rire, est presque impossible à traduire en français, et d’un seul coup chaque blague avait l’air incroyablement brutale. C’est bien plus facile de le traduire en anglais. Peut-être être parce que les Anglais ont un humour très sec aussi. On dit bien que les meilleures plaisanteries sont les plus courtes, non ? Comment faites-vous pour arriver à être drôle avec une phrase longue d’une centaine de mots (rires)?

Lors de l’ultime dénouement, le paradigme de mise en scène semble changer entièrement, et l’image y est soudain proche de l’animation. Qu’est-ce qui a motivé ce basculement ?

C’est une représentation d’un monde mental, le monde idéal qu’on a tous en tête. Ce que je voulais dire avec cette scène, c’est que l’image que l’on peut avoir d’une situation est en quelque sorte plus réelle que la réalité. C’est cette idée qui détermine ce que nous percevons et comprenons d’une situation. On ne peut pas échapper à ce filtre subjectif, alors autant le traduire à l’écran. Les personnages sont arrivés dans le lieu qu’ils voulaient mais ce n’est qu’un fantasme. Ce lieu ne peut exister, mais leur illusion est plus forte que tout.



Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 13 septembre 2023. Un grand merci à Alizée Morin.

| Suivez Le Polyester sur TwitterFacebook et Instagram ! |

Partagez cet article