C’est l’un des sommets de cette rentrée : avec La Voix d’Aïda, la Bosnienne Jasmila Žbanić trouve l’équilibre très délicat entre drame familial et thriller d’action pour raconter avec force et nuance une tragédie. Après un brillant parcours en festivals et une nomination aux Oscars, La Voix d’Aïda sort enfin sur nos écran ce mercredi 22 septembre. La réalisatrice Jasmila Žbanić est notre invitée.
Contrairement à ce qu’on croirait devoir attendre d’un film sur de tels événements, La Voix d’Aïda ressemble parfois moins à un drame qu’à un film d’action. En tant que réalisatrice, comment avez-vous pris soin de trouver votre rythme idéal sur lequel raconter cette histoire ?
Je me suis rendu compte très tôt que tenter de sauver sa famille allait être une tâche très physique pour Aïda et qu’elle aurait à courir dans tous les sens. Je disais alors pour rigoler que La Voix d’Aïda allait être en effet un film d’action !
Est-ce quelque chose qui s’est également développé au montage ?
Oui, beaucoup. J’ai eu l’occasion d’en parler avec mon monteur Jaroslaw Kaminski, dont j’avais beaucoup aimé le travail sur les films de Pawel Pawlikowski (Ida, Cold War). Avant le début du tournage, je tenais vraiment à savoir si selon lui, on pouvait bel et bien parvenir à maintenir cette tension de film à suspens. Sur le tournage, on faisait une sorte de pré-montage au jour le jour et c’est lui qui a suggéré de rajouter des scènes de respirations pour apporter du contraste. S’il n’avait pas été là, ces scènes n’existeraient pas et le film en souffrirait.
Vous parlez de tournage physique. La performance de Jasna Djuricic est effectivement très physique. Comment avez-vous travaillé cet aspect avec elle ? Avez-vous fait des répétitions ?
Oui et j’ai eu de la chance d’avoir une actrice qui consacre autant de temps à la préparation du rôle. Nous avons commencé par des lectures en groupe, alors même que je n’arrêtais pas de réécrire le scénario. Quelques semaines avant le début du tournage, nous avons appris que contrairement à ce qui était prévu, il nous serait impossible de tourner les scènes dans l’ordre chronologique du scénario. Il fallait d’abord tourner toutes les scènes d’intérieur dans une petite ville du sud du pays puis, deux mois plus tard, tous les extérieurs à quarante minutes de route. Demander à Jasna de retrouver l’émotion ou l’état de tension exact après tant d’intervalle, c’était complètement fou. Comment aurait elle pu se rappeler à quelle vitesse elle courait au début de telle ou telle scène? C’est pourquoi j’ai finalement décidé de faire des répétitions générales comme au théâtre. On jouait le film entier s’en s’arrêter pendant deux heures, et on filmait. Cela a beaucoup aidé les acteurs à prendre leurs repères en termes de rythme et d’émotion.
J’ai également loué l’appartement que l’on voit dans le film et, en guise de préparation, j’ai demandé aux acteurs de venir vivre dedans. On y a tourné des scènes improvisées qui ne sont pas dans le film, mais qui racontent comment Apida et Nihad s’étaient rencontrés, comment ils étaient tombés amoureux, à quoi ressemblaient leur mariage, comment leurs enfants étudiaient à l’école. Tout ce qu’ils ont emmagasiné pendant ces exercices, c’est à la fois absent et présent dans le film final.
Le tournage était donc aussi sportif pour vous ?
Beaucoup oui. On avait une steadycam, on courait beaucoup, il fallait communiquer avec énormément de gens, on avait presque 500 figurants en tout. Il fallait donner beaucoup, mais également recevoir beaucoup. A la fin de chaque journée, je n’avais envie que d’une seule chose, c’était méditer.
Les événements de Srebrenica sont encore débattus aujourd’hui. Tenter de financer un film sur un sujet aussi controversé a dû également être une étape stressante ?
Oh là oui. Damir Ibrahimovich, qui est mon partenaire et mon producteur, et moi-même nous sommes vite rendu compte que les institutions bosniennes ne pourraient pas nous donner davantage que 5% de notre budget. Nous avons donc envisagé un système de coproduction européenne. Neuf pays se sont déclarés intéressés, car il s’agit d’un épisode de l’histoire européenne, mais aucun ne voulait être le premier à mettre de l’argent sur la table. Cela a pris du temps, mais une fois que quelqu’un s’est lancé, on a pu réunir une partie du budget. Une partie seulement. En février 2019 nous étions à la Berlinale et Damir m’a dit « Ça suffit d’attendre, tournons immédiatement ». On avait déjà tous nos acteurs, toute notre équipe, on connaissait déjà les lieux de tournage et on avait commencé les lectures communes. Il nous manquait certes de l’argent mais on se sentait fin prêt.
Tous nos coproducteurs nous ont prévenu des risques qu’il y a à tourner avant d’avoir tout le budget, mais j’ai réussi à les convaincre que c’était le bon moment. Si j’avais eu affaire à des bureaucrates, il ne m’auraient même pas écoutée, mais c’était des cinéphiles, des gens qui savent qu’il y a certaines convictions artistiques qu’on ne peut pas mesurer ou mettre par écrit. On a donc commencé à tourner en juillet, puis à nouveau un peu en décembre. Je montais le film en parallèle mais la toute dernière étape du montage, c’est à dire la finalisation des effets spéciaux, a eu lieu le 15 mars. Le lendemain ou presque, c’était le confinement. Donc, si on n’avait pas insisté pour tourner quand on l’a fait, le film n’existerait tout simplement pas aujourd’hui. Il est désormais impossible de réunir 500 figurants et de les tasser les uns contre les autres. C’était un risque gigantesque, et on me l’a bien fait comprendre, mais je suis heureuse d’avoir écouté mon instinct.
Existait-il déjà d’autres films bosniens sur Srebrenica? Est-ce un sujet dont il est aisé de parler publiquement ?
Ce n’est pas tabou, c’est un sujet que les médias abordent régulièrement. Les survivants sont présents dans les médias. Les criminels de guerre, qui prétendent que rien de grave n’est arrivé, sont eux aussi présents dans les médias, d’ailleurs. En revanche, personne ne souhaitait faire un film là-dessus. La douleur liée au sujet est encore très vive. Encore récemment, des hommes politiques serbes disaient que le génocide n’avait en réalité jamais eu lieu. Même si La Cour internationale de justice de La Haye a officiellement bel et bien condamné Mladic et Karadzic pour génocide, même s’il existe des tonnes de documents qui prouvent ce qui s’est passé. En Serbie, Radovan Karadzic est considéré comme un héros national, partout ailleurs dans le monde c’est un criminel de guerre.
Il a fallu également prendre en compte la sensibilité des survivants, ces derniers ont leur idée de la manière dont les évènements devraient être représentés, et peut-être que cela ne correspondaient pas forcément à ce que j’avais en tête. Chaque pays, chaque groupe de population, possède son propre récit sur ces évènements. Quel casse-tête. Quant au cinéma, je sais que les Français ont fait un film de fiction sur l’après-Srebrenica, ça s’appelle Résolution 819. C’est tout, sinon il y a beaucoup de documentaires.
Diriez-vous que le fait d’être une réalisatrice a été un obstacle supplémentaire pour aborder ce sujet ?
Au tout début du projet, j’ai choisi d’annoncer publiquement que je voulais faire ce film. Je me suis dit que ça permettrait peut-être de récolter des fonds. Or, très peu de temps après ma déclaration, le président de Bosnie-Herzégovine a organisé une grande conférence de presse en présence d’un acteur turc-allemand pour annoncer en grande pompe que ce dernier aller bientôt réaliser le tout premier film de fiction sur Srebrenica. Moi, personne ne m’a invitée. C’est sans doute lié au fait que par le passé, je me suis exprimée contre le gouvernement, mais c’est évident que c’est lié au fait d’être une femme. Lorsque le film s’est retrouvé nommé aux Oscar, je n’ai même pas reçu ne serait-ce qu’une fleur de la part du gouvernement, je n’ai pas été invitée où que ce soit. Si j’étais un homme, non seulement on m’aurait donné un trophée mais on m’aurait carrément donné un appartement géant à Sarajevo!
La Voix d’Aïda a fait le tour des festivals, mais a-t-il été vu en Bosnie et en Serbie ? Si oui, comment a-t-il été reçu ?
Mon pays est divisé en deux. C’est une république fédérale administrée d’un côté par la fédération de Bosnie-Herzégovine, où vit une majorité de musulmans et de Croates, et la république serbe de Bosnie, ou la majorité de la population est Serbe. Le film n’a pas pu être montré dans cette région serbe. Les exploitants avaient peur que les projections tournent à l’émeute. Dans l’autre partie du pays, le film a en revanche été très bien reçu. Les spectateurs n’ont pas toujours envie de voir des films sur des sujets difficiles, mais les retours ont été très positifs, notamment de la part des survivants, ce qui est très précieux.
Lorsqu’on a montré le film à la Mostra de Venise en 2020, il n’y avait aucun critique ou journaliste serbe. On avait pris soin de vérifier en amont, parce qu’il se trouve que les deux acteurs principaux du film, Jasna Djuricic et Boris Isakovic, sont serbes. On se demandait donc si la conférence de presse risquait de tourner au scandale. Or à l’époque il y avait une période de quarantaine imposée en Italie pour quiconque venait de Bosnie ou Serbie, donc personne n’a pu faire le déplacement à part nous. Le jour de la première, un important journal serbe a pourtant publié en première page une critique extrêmement négative du film (rires). C’est certain qu’ils n’avaient pas vu le film, d’ailleurs ils ne parlaient même pas du film en lui-même, ils se contentaient de nous traiter de traitres. Ils ont même invité deux criminels de guerre à débattre du film ! D’un seul coup, tous les autres magazines m’ont mise en couverture, pour les mêmes raisons.
Je me rappelle m’être dit « voilà, j’ai sous les yeux le pire de la propagande fasciste, c’est en train de m’arriver pour de vrai ». Ce que les criminels de guerre et leurs complices veulent, c’est transférer sur nous leur sentiment de culpabilité. C’est comme s’ils nous disaient « Oui, c’est vrai, j’ai tué plein de gens, mais c’est de ce film dont vous devriez surtout avoir peur ». Mais qui a peur d’un film ? Ils ont voulu faire croire que le film était contre les Serbes. C’est faux, le film est contre les criminels de guerre.
A ce moment-là, on a donc décidé d’organiser la première projection du film en Bosnie-Herzégovine, mais de n’inviter que des spectateurs nés après les événements, après 1995. On n’a invité aucun VIP, aucune star, aucun politique. J’ai dit à ces jeunes « vous allez voir un film sur des événements créés par des générations plus anciennes, mais cela n’a rien à voir avez vous. Vous devez refuser d’écouter ceux qui voudraient que vous vous sentiez coupables pour les actions d’autres personnes ». Les retours ont été très positifs.
En Serbie, les cinémas n’ont pas pu diffuser le film mais on l’a montré sur les plateformes VOD, et de nombreux spectateurs serbes ont alors exprimé leur soutien envers les acteurs Jasna Djuricic et Boris Isakovic, qui ont eux aussi été très mal traités par les médias conservateurs. A l’avenir, ils vont sans doute perdre l’opportunité de jouer certains rôles dans des films pro-gouvernement, mais comme ils le disent eux-mêmes, mieux vaut de toute façon éviter de jouer dans ce genre de films (rires). Ils sont très forts tous les deux. Au final, dans la région, beaucoup de gens ont vu le film, et parmi ceux qui l’ont bel et bien vu, il n’a pas généré de nouvelles tensions. Il a au contraire engendré de nouvelles discussions emplies de respect.
Le fait que les deux acteurs principaux soient serbes est-il rentré en considération pour vous au moment du casting ?
Non pas du tout, je m’en fichais. Ce territoire qu’est l’ex-Yougoslavie est pour moi uni par le langage, ma langue maternelle. Il y a des exceptions telle la Slovénie et la Macédoine du nord, mais sinon au Monténégro, en Croatie, en Bosnie, en Serbie, on parle tous la même langue. Pour moi il s’agit d’un seul et même territoire. Quand je cherche des acteurs, je me fiche des frontières, je cherche qui est le meilleur. Bon après, si je peux trouver les meilleurs chez moi à Sarajevo et que ça me coûte moins cher, tant mieux (rires). Or, dans le cas de Jasna, c’était évident dès le début qu’il n’y avait qu’elle à posséder ce type de pouvoir, d’énergie, de tendresse et de folie.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de découvrir un nouveau talent, de voir quelque chose de neuf ?
Vous savez, il y a quelques jours à peine j’étais dans le jury de la section Orizzonti à la Mostra de Venise, et j’ai pu voir beaucoup de films neufs et bons. Le film qui a gagné s’appelle Pilgrims et vient de Lituanie, et je l’ai trouvé très intéressant. Ce n’est pas que le langage cinématographique du film soit révolutionnaire, mais il fait preuve qu’une approche conceptuelle si consistante dans son minimalisme qu’il est capable de raconter de façon très belle, et à sa propre échelle, des choses que les studios hollywoodiens ne sauraient faire qu’en dépensant des millions et des millions de dollars. Beaucoup de films que j’ai vus à Orizzonti ont tenté des trucs fous, j’ai trouvé que c’était une très bonne sélection.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 14 octobre 2021. Un grand merci à Robert Schlockoff et Celia Mahistre.
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