Entretien avec Guy Maddin

Cela faisait sept longues années que Guy Maddin n’avait pas réalisé de long métrage. Il retrouve aujourd’hui ses deux collaborateurs Evan et Galen Johnson pour composer Rumours, nuit blanche au sommet, une comédie satirique et loufoque qui plonge les chef.fes d’états du G7 dans un chaos surnaturel. Ce film sort le 7 mai en salles. Guy Maddin est notre invité et évoque pour nous les (très) diverses sources d’inspiration pour ce film différent de ses œuvres précédentes mais tout autant inclassable.


Cela faisait huit ans que vous ne réalisiez plus que des courts métrages. Qu’est-ce qui vous a donné envie de revenir au format long ?

Le sentiment que j’ai eu au début du projet c’est de devoir me frotter les yeux un bon coup comme après une sieste, de les dépoussiérer en quelque sorte. Ces dernières années j’ai effectivement réalisé beaucoup de courts métrages pour garder la main et rester actif. Ils étaient auto-financés mais la vérité c’est que j’ai souvent été déçu du résultat. C’était agréable à chaque fois de travailler sans urgence, et cela nous a permis à mes partenaires (Evan Johnson et Galen Johnson, les coréalisateurs de Rumours, nuit blanche au sommet, ndlr) et à moi de continuer à expérimenter par-ci par -là. La vérité c’est que la plupart de ces films ont peu circulé et ont été vus par un nombre modeste de spectateurs dans le monde.

Lors de la conférence que Cate Blanchett et vous-même avez donnée en début d’année au Festival de Rotterdam, vous avez déclaré que le point de départ de ce nouveau film de trouvait dans votre habitude de regarder des vidéos du G7 sur YouTube. C’est vrai ?

C’est exact. Avant de donner naissance à Rumours, Evan, Galen et moi avons travaillé sur beaucoup de projets différents. La plupart d’entre eux tournaient autour de corps momifiés trouvés dans des marécages et d’autre trucs fantastiques du même acabit. Nous avons aussi longtemps essayé d’écrire un scénario centré sur un compositeur capable de créer une musique qui fasse disparaitre les objets et les gens. Nous nous épuisions à enchainer différentes versions de ces scénarios, et c’est à peu près dans ces conditions de fatigue que nous nous sommes mis à regarder des vidéos du G7 sur YouTube. Nous nous sommes vite rendus compte que nous adorions ça, et pas seulement parce que ça nous donnait une occasion de ne pas travailler. Nous nous sommes donc lancés dans un scénario tout neuf centré uniquement autour du G7, auquel nous avons quand même rajouté des références à ces momies marécageuses pour bonne mesure.


Guy Maddin, Evan Johnson et Galen Johnson

Qu’est-ce qui vous a particulièrement inspiré dans ces vidéos ?

Le langage cinématographique utilisé dans ces vidéos ne ressemble à aucun autre. Je ne comprends toujours pas exactement d’où vient leur mystère et leur beauté. A chaque fois, la caméra est trop loin et pourtant il y a beaucoup de style. On n’entend rien de ce qui se dit mais ça ne ressemble pas à du cinéma muet pour autant. On dirait plutôt la captation d’une pièce mise en scène par Robert Wilson. On ne sait même plus si les images qu’on voit cherchent à raconter une histoire ou non. Chaque intervenant possède sa propre corporalité, sa propre manière de s’exprimer, tout le monde fait des grands gestes et tout parait extrêmement ritualisé et chorégraphié comme un film d’action, même quand il ne se passe rien hormis une première dame qui descend un escalier.

Je dois dire que j’ai particulièrement aimé regarder Macron dans ce genre d’exercice. D’abord parce qu’à chaque fois on dirait qu’il sort de la salle de sport, ses chemises sont parfaitement taillés pour donner l’impression qu’il les remplit de ses muscles. Mais son vrai coup de génie, c’est ce geste qu’il est le seul à faire dans ce contexte et qui est très éloquent : il a un téléphone dans chaque main et il lit les deux en même temps en tournant la tête de gauche à droite, il faut le voir pour le croire.

Viola Davis a récemment joué dans un film sur le G20 (il s’agit du film d’action G20, disponible sur Amazon Prime depuis quelque jours, ndlr). Elle y incarne la présidente des Etats-Unis et sa fille se fait enlever pendant un sommet politique et évidement elle va sauver tout le monde des terroristes. C’est très américain et bien entendu ce n’est pas du tout le genre de film que nous cherchions à faire mais ce qu’il y a de drôle c’est qu’il existe plusieurs lignes de dialogues similaire entre nos deux films. Ironiquement, ce film montre aussi qu’il y a bien plus de diversité pour les présidents américains à l’écran que dans la vraie vie.

Nous souhaitions que notre film conserve cette étrange atmosphère, comme ces vidéos qu’on regarde hypnotisés sans trop comprendre ce qu’on a sous les yeux. D’ailleurs, le film a en quelque sorte été créé dans un état de transe. Au moment d’écrire, Evan est capable de rentrer dans un état second, à tel point que je ne comprends pas vraiment comment il fait. J’avais des remords à couper le flot de ses dialogues au montage car j’avais peur de rompre le charme. Je craignais que tenter de refaire rentrer le film dans des méthodes de cinéma traditionnelle ne vienne faire éclater sa bulle. Il a écrit 80% du film dans cet état puis nous avons laissé passer du temps avant décrire ensemble le dénouement et le discours de fin.

Nous somme fan du discours de clôture de J’accuse, le film qu’Abel Gance a signé en 1938. Le personnage interprété par Victor Francen donne un discours si passionné qu’il parvient à ressusciter les morts de la Première Guerre Mondiale afin qu’ils aident à empêcher une nouvelle guerre d’éclater. C’est une scène qui nous rend dingue. Ce clin d’œil est en quelque sorte notre concession au cinéma traditionnel et nous nous sommes autorisés à clore le film sur cette note. Après tout, prendre des phrases préexistantes, les réarranger et se les réapproprier l’air de rien, c’est exactement ce que fait le premier ministre canadien.



Denis Ménochet incarne un président français qui n’est pas vraiment similaire à Macron, qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

Si on l’a choisi, c’est tout simplement parce que Macron n’était pas disponible. Je trouve Denis Ménochet incroyable dans Beau is Afraid d’Ari Aster, qui était notre producteur exécutif, ainsi que dans Inglourious Basterds ou encore dans cet excellent film espagnol, As Bestas. Je ne suis pas un expert du cinéma français mais il me semble bien que c’est le plus grand acteur français en activité. Il est chaleureux et cordial mais aussi intensément sérieux. Il a été l’un des ingrédients fondamentaux de notre recette car il apportait beaucoup de gravité, il n’est pas du genre à rigoler. Il a fait preuve d’une approche globale de son personnage et a beaucoup écrit à son propos pour se préparer, il écrit d’ailleurs très bien. Nous n’avons pas modelé tous nos personnages sur des chefs d’état réels et c’est vrai que Ménochet ne ressemble pas physiquement à Macron, mais il y a quelque chose que tous les hommes politiques français possèdent et qui les distinguent du reste du monde : c’est qu’ils n’ont pas peur d’avoir l’air intellectuel. Un Américain perdrait l’élection en cherchant à avoir l’air d’un intellectuel, c’est d’ailleurs déjà arrivé, mais vous les Français vous n’avez pas peur de montrer votre intelligence, quitte à avoir l’air arrogant. Evan a pris particulièrement de plaisir à écrire les dialogues de ce personnages.



Est-il vrai que le titre du film vient de l’album du même nom de Fleetwood Mac ?

Nous venions de revoir L’Ange exterminateur de Buñuel et nous avons appris une anecdote à ce sujet : à la base il existait un autre film du même titre et Buñuel aimait tellement ce nom qu’il a demandé à pouvoir l’emprunter, tout simplement. Il considérait que c’était un titre parfait. Nous avons cherché des listes des meilleurs titres de films au monde mais nous n’avions pas vraiment envie d’appeler le nôtre Sueurs froides ou Autant en emporte le vent, nous avons donc basculé sur des listes des meilleurs titres d’albums de tous les temps. Il se trouve qu’on est tous fans de cet album et qu’en plus il est sorti à un moment où le G20 était encore tout jeune.

Nous sommes très admiratifs des techniques des premiers surréalistes, dont la manière de faire était souvent très chaotique. Cela se traduit par exemple par notre idée de donner un accent britannique au personnage du président américain. Nous aimions tous cette idée absurde et nous avons réalisé que cela signifiait quelque chose de différent pour chacun d’entre nous. Pour moi, cela sous-entendait que dans l’univers où se déroule le film, les Etats-Unis avaient perdu leur révolution et n’étaient jamais devenus indépendants, mais on peut aussi imaginer que cela veut dire que les Etats-Unis sont devenus tellement conservateurs qu’ils se sont auto-colonisés. Les gens demandent souvent à Charles Dance, qui interprète ce rôle, s’il avait oublié de changer d’accent sur le tournage et je lui ai promis de mettre un terme à ce malentendu à chaque entretien que je donnerais et de redorer son blason : ce n’est pas du tout qu’il était paresseux, il a fait exactement ce qu’on lui a demandé de faire.



Cate Blanchett, qui interprète la chancelière allemande, est la seule membre du casting à ne pas venir du pays que représente son personnage, cela obéit-il à une logique surréaliste similaire ?

Oui, en quelque sorte Cate était la seule à devoir bosser. La petite histoire c’est que pour avoir le bon accent, Cate s’est directement inspiré de son ami la costumière Bina Daigeler (qui travaille régulièrement avec Almodóvar, ndlr). Elle a complètement copié sa voix !

Avez-vous envisagé de confier ce rôle à une actrice allemande ?

Je connais Nina Hoss, qui faisait partie du jury de la Berlinale la même année et c’est bien sûr une immense actrice, nous aurions adoré l’avoir avec nous. Mais avoir une grande star telle que Cate était un atout qu’on ne pouvait pas négliger. C’est Ari Aster, qui la connait bien, qui m’a dit qu’elle connaissait mon travail.

Vous évoquiez L’Ange exterminateur, et Rumours possède effectivement une atmosphère pas très éloignée de ce dernier. Étais-ce un modèle au moment de l’écriture ?

Oui, on a tous nos manies et celui-ci est vraiment mon film préféré. Il n’existe rien de mieux, tout est à sa place dans ce film et il n’y a rien a jeter. Nous l’avons vu plusieurs fois tous les trois, car vous savez on ne fait pas que regarder des vidéos sur YouTube. Je n’aurais certainement pas l’audace de dire que l’on s’en rapproche ou pire, que nous avons réussi à faire mieux. Notre film est moins fou, mais là tout part d’un postulat de départ qui n’est jamais expliqué : il n’y a aucune raison logique à ce que des gens ne puissent pas physiquement sortir d’un appartement, et il n’y en n’a pas non plus à ce que les chef.fes d’état se retrouvent abandonnés dans les bois. Si Buñuel a pu avoir le culot de n’offrir aucune explication, pourquoi ne pas le faire nous aussi ?



Même si Rumours est différent de vos films précédents, on y retrouve votre manière unique de mélanger les tons jusqu’à l’inclassable. Ce style qui vous est propre est-il devenu une sorte de seconde nature intuitive pour vous, ou bien est ce toujours le fruit d’un travail important ?

Non, je déteste me tuer à la tâche. A l’époque où je travaillais en solo, je faisais tout à l’instinct mais je me prenais très au sérieux. J’ai fini par sentir que le moment était venu de reprendre des risques, d’aller crever les pneus de mon propre cinéma. Ecrire des scénarios était devenu pour moi une sorte de labeur, donc j’étais très content que celui-ci sorte tout seul. Evan, Galen et moi-même sommes sur la même longueur d’onde, nous avons lu les mêmes livres, vus les mêmes films. J’ai souvent le sentiment que nous travaillons comme des romanciers. Les romanciers possèdent une sorte de canevas qui leur permet de manier beaucoup d’éléments à la fois, de combiner différents niveaux de lecture et tonalités dans un ensemble homogène. Certains films parviennent à un équilibre similaire mais ce n’est pas aussi fréquent qu’en littérature. Ce n’est pas quelque chose dont nous discutons tous les trois à haute voix mais je crois que lorsque nous faisons un film, nous ne nous demandons pas à quel genre de film il devrait ressembler mais à quel type de roman bizarre et malpoli il devrait faire penser. Nous sommes des lecteurs avant d’être des cinéastes. Mais je ne veux pas non plus sous entendre qu’il faut un master pour comprendre mes films, je peux tout à fait être idiot et intelligent à la fois. Nous sommes des imbéciles !

Un critique canadien qui a vu Rumours lors de sa présentation à Cannes a dit que c’était le film de la sélection qui ressemblait le plus à du Ed Wood. Ce n’est pas entièrement vrai bien sûr mais ce qui est sûr c’est que nous adorons les effets involontaires qui surgissent parfois dans ses films. J’ai souvent l’impression qu’on peut presque entendre les battements de son cœur à travers ses films, à travers la passion dont il fait preuve en écrivant des dialogues impossibles, qu’aucun acteur au monde ne peut rendre avec justesse. Vous savez, on peut apprendre beaucoup de choses sur un scénariste à travers ses dialogues. Beaucoup de gens rient en voyant ses films et nous aussi, mais nous les trouvons également très poignants. J’aime à mon tour mélanger les saveurs de cette manière là.



Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 17 avril 2025. Un grand merci à Manuel Attali.

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