Repéré au Festival de Rotterdam et sélectionné à L’Acid, Take Me Somewhere Nice révèle une jeune cinéaste néerlandaise d’origine bosnienne : Ena Sendijarević. Entre bande dessinée pop et road-movie mélancolique, ce film dresse le portrait attachant et étonnant d’une jeune fille à cheval entre les frontières, les cultures et les identités. Take Me Somewhere Nice sort ce mercredi 14 juillet en France, nous avons rencontré sa réalisatrice.
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Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire en particulier?
Le récit, qui reste somme toute assez simple, était un prétexte pour me permettre d’aborder des thèmes comme l’identité et la migration d’une manière à la fois ludique et rebelle. Encore aujourd’hui, ce sont des thèmes qui ont une place fondamentale dans ma propre vie, mais aussi dans le monde entier. Cette histoire d’une jeune fille néerlandaise, vivant en Europe de l’ouest, qui retourne dans son pays d’origine, en Bosnie-Herzégovine, m’a permis de créer un champ de tension. A travers l’art du cinéma, j’ai pu explorer et poser des questions sur les différentes structures de pouvoir dans l’est et l’ouest de l’Europe, sur la féminité contre la masculinité, sur les frontières et les privilèges. Le film ne tente pas de donner des réponses définitives à ces questions. Je dirais plutôt qu’il ouvre un espace d’exploration : ces questions suscitent des avis différents, qui peuvent coexister les uns à côté des autres. C’est toute la complexité de la chose.
Qu’est-ce qui vous a poussée à faire des choix visuels si audacieux (lumière et couleurs vives, des cadrages et formats inhabituels) pour traduire cette histoire ?
Il était très important pour moi de créer un monde stylisé, de rendre tangible un certain détachement dans ma manière de traduire l’histoire à l’écran. J’avais deux raisons de vouloir rendre visible ce travail de construction. Tout d’abord, je pense que la relation entre les personnes derrière et devant la caméra est devenue plus imposante de nos jours, en raison des portables et les réseaux sociaux. Tout le monde a désormais accès à une caméra, et nous pouvons à tout moment accéder à une plateforme où nous pouvons être vus à notre tour. À cet égard, je pense que les cinéastes devraient être aussi clairs que possible en montrant que le film-monde qu’ils créent est à la fois manipulé et personnel.
Je vois cela comme une façon plus honnête d’entrer en relation avec le spectateur, et un style visuel personnel me permet d’entretenir cette relation. Deuxièmement, je voulais montrer que le monde autour de nous est également une construction, que nous sommes d’ailleurs en mesure de changer si nous ne l’aimons pas. Le monde est malléable comme de l’argile. Cette possibilité de changer le monde, je voulais qu’elle fasse directement partie du langage cinématographique du film, même si l’histoire n’est pas très optimiste.
Le film parle des conséquences de la guerre en Yougoslavie, tout en se focalisant presque exclusivement sur des gens qui étaient trop jeunes pour réellement la vivre. Pourquoi ce choix ?
Avec Take Me Somewhere Nice, je voulais faire un film sur une jeune génération post-guerre qui, à mon avis, n’est pas assez représentée pour le moment. Je pense qu’en Bosnie, les jeunes vivent encore parmi les souvenirs et les ombres d’une guerre qui n’est pas la leur. Pour aller de l’avant, j’ai senti qu’il était nécessaire de raconter une histoire qui ne concerne pas la guerre, mais la vie d’aujourd’hui. Sur le désir et le dégoût de l’Occident, sur le nationalisme et le patriotisme. Et bien sûr, sur l’amour et le sexe. Je comprends que les films sur la guerre ont été importants pour le processus de guérison du pays, mais j’ai senti qu’il devait y avoir quelque chose d’autre à proposer en parallèle. J’ai essayé d’éviter la guerre, mais bien sûr, c’était impossible. C’est pourquoi vous ressentez encore les conséquences de la guerre tout au long du film, même si je ne les aborde pas littéralement.
De plus, je voulais faire briller la lumière sur une génération de personnes qui grandissent à cheval sur plusieurs nationalités, qui peuvent se retrouver perdues entre différentes cultures. Grâce à la mondialisation, ce groupe de personnes devient de plus en plus grand et je voulais raconter une histoire sur cet état d’entre-deux. Pour moi, ce film est plus sur l’entre-deux que de l’identité bosnienne.
Qu’elle fasse la gueule, qu’elle soit complètement perdue ou qu’elle tombe amoureuse, l’actrice principale Sara Luna exprime parfaitement l’équilibre du film entre l’humour et la mélancolie. Comment l’avez-vous dirigée?
Nous avons trouvé Sara sur Facebook, où nous avons fait un appel à casting. Quand je l’ai rencontrée, j’ai été immédiatement hypnotisé par la belle mélancolie dans ses yeux, combinée avec une présence d’une intensité électrisante. Elle peut également être très drôle, nous partageons un amour pour l’humour noir, peut-être à cause de nos racines des Balkans. Je suis très heureuse que nous l’ayons trouvée et je ne peux pas imaginer le film sans elle.
Dans un monde où nous sommes devenus accro à la validation, où les likes et les smileys sont partout, j’ai eu une pensée nostalgique pour les gens qui ne sourient pas, qui ne se soucient pas d’être aimé. C’est ce que j’avais à l’esprit pour mes personnages, et c’est dans ce sens que j’ai dirigé Sara. Au début, elle avait peur que les gens n’aiment pas Alma, mais elle a compris qu’Alma était étrange et donc humaine, et peut-être même à quel point il pouvait être libérateur d’être elle.
Par ailleurs, en ce qui concerne l’interprétation de mes acteurs, je voulais obtenir un détachement brechtien. J’ai utilisé la méthode que Bresson appelait « utiliser les acteurs comme des mannequins ». Puisque c’est la caméra qui transmet les émotions, il n’est pas nécessaire de la montrer à nouveau sur les visages des comédiens, c’est pour cela qu’ils ont l’air si stoïques.
Qui sont les réalisateurs que vous admirez le plus?
Pour n’en nommer que quelques-uns : Tsai Ming Liang, Ulrich Seidl, Rainer Werner Fassbinder, Maya Deren, et la Agnès Varda des débuts. J’en admire tellement, cette liste pourrait continuer indéfiniment. Surtout, j’admire les cinéastes qui osent faire des films personnels, qui vont à contre-courant, qui parviennent à toucher du doigt d’une manière non-conventionnelle les choses les plus difficiles de la vie, tout en réinventant la langue du cinéma.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 19 mai 2019. Merci à Anne-Lise Kontz. Photo : Imke Panhuijzen
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