Comment dépeindre la violence sociale sans mettre en scène de violence à l’écran ? Lauréat d’une mention spéciale en compétition officielle à Cannes, le court métrage portugais Bad for a Moment dresse portrait social d’un quartier en gentrification à l’aide d’un ton particulier et d’une élégance désabusée parfois proche de l’humour noir. Ce film figure dans notre dossier consacré aux meilleurs courts de cette édition. Le cinéaste Daniel Soares est notre invité.
Quel est le point de départ de Bad for a Moment ?
Je me souviens d’avoir allumé les informations un jour et d’avoir vu des groupes d’adolescents en colère détruire des voitures dans les rues des grandes villes européennes. Derrière les écrans de télévision, très peu semblaient intéressés à l’idée de comprendre la fureur de ces enfants, et intériorisaient plutôt les idéologies haineuses des médias. Presque en parallèle, il y a eu l’émergence d’une nouvelle forme de divertissement pour les adultes : détruire des choses pour s’amuser. Partout sur la planète apparaissent des lieux nommés « Car Smash » ou « Rage Rooms » et où, en échange d’argent, vous pouvez détruire des voitures et d’autres objets sans aucune conséquence. Apparemment, détruire des choses ensemble nous rapproche et nous permet d’oublier nos problèmes pour un moment. Même les entreprises ont commencé à organiser ces événements avec leurs employés, les transformant en expérience amusante pour échapper au quotidien et renforcer leur esprit d’équipe. La destruction est le grand thème de ce film. Nous détruisons les choses, mais au détriment de qui ?
Notre protagoniste, Adriano, est un architecte talentueux qui crée des appartements de luxe dans des quartiers sous-développés. Bien qu’il ne soit pas directement impliqué dans le processus de destruction des quartiers, Adriano est conscient qu’il fait partie de la machine de gentrification. Ballotté entre ses revenus et ses principes, il a depuis longtemps réalisé que son travail fait plus de mal que de bien, mais d’une manière ou d’une autre, il continue de contribuer au vaste processus de gentrification qui se déroule à Lisbonne. C’est exactement ce sentiment d’impuissance moderne que je voulais explorer. Ce film traite du dilemme auquel de nombreuses personnes sont confrontées dans leur travail quotidien, mais si peu agissent. Combien de temps pouvez-vous continuer à vous tromper en faisant ce que le système vous demande de faire, même si cela va à l’encontre de vos croyances morales ? Ceux qui sont capables de se mentir le mieux à eux-mêmes semblent devenir les plus performants. Comment vivre avec la culpabilité et garder une conscience pure ?
Le film aborde la violence sociale et pourtant vous montrez très peu de violence à l’écran, comment avez-vous trouvé votre équilibre idéal entre évocation et la représentation ?
Je ne prends pas plaisir à filmer la violence. Pas du tout. Le film porte beaucoup plus sur la psychologie qui sous-tend cette dernière. Notre objectif était de faire un film sur un autre type de violence. Il s’agit plutôt de la violence quotidienne à laquelle nous participons, mais qui est invisible à l’œil nu. La violence sociale est une force constamment présente dans la vie quotidienne. Le son est très important pour moi dans un sens, car je peux élargir le rectangle de l’écran et évoquer différentes émotions chez le spectateur. Nous avons tous déjà vu de la violence à l’écran, donc un simple son peut permettre de la faire resurgir à notre esprit. Cela nous donne donc l’occasion de créer deux images simultanées : celle que nous voyons avec nos yeux, et une autre que nous voyons avec nos oreilles. C’est peut-être moins choquant, mais je pense que cela stimule davantage le spectateur. Un dialogue, au lieu d’un monologue.
Certains détails de votre film peuvent évoquer une sorte d’humour noir inattendu. Pourriez-vous nous en dire plus sur cet aspect particulier ?
Je vais être paresseux ici et voler une citation de Jean de la Bruyère : « La vie est une tragédie pour ceux qui ressentent, et une comédie pour ceux qui pensent ».
Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent le plus ?
Il y en a tout simplement trop. Pour en citer quelques uns : Nuri Bilge Ceylan, Todd Solondz et Maren Ade.
Quel est le dernier film que vous avez vu et qui vous a donné l’impression de voir quelque chose de nouveau, d’inédit ?
Lorsque j’ai regardé des films de Quentin Dupieux pour la première fois, j’ai ressenti quelque chose que je n’avais pas ressenti depuis un moment. J’aime les films qui ne se prennent pas trop au sérieux, mais qui ont de la substance et différents niveaux de lecture. La vitesse et la façon dont il fait des films sont vraiment exemplaires. Un peu comme Hong Sangsoo… Même s’ils sont complètement différents l’un de l’autre, ils ont tous deux trouvé leur propre façon de faire des films.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 28 mai 2024.
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