Remarquée notamment avec son très beau Movements à la Quinzaine en 2019 qui faisait le récit d’un paradoxe temporel, la cinéaste coréenne Dahee Jeong est de retour avec un nouveau court d’animation explorant lui aussi des paradoxes absurdes. Dans Les Gens de l’armoire, des protagonistes sans corps semblent définis par les vêtements qu’ils portent. Les rues sont vivantes et bigarrées, mais bizarrement sans visages. Tout est ordonné en apparence, et pourtant sans queue ni tête. On retrouve la délicatesse et la tendresse enfantines du trait et des couleurs de la réalisatrice, qui créent un stimulant contraste avec son surréalisme à la Magritte. Tout à coup, la nudité dans le film devient une source de malaise voire de panique, même si c’est celle d’une enfant. Comment, cul nu, se libérer des rôles sociaux et de leur pression ? Dahee Jeong apporte une réponse aussi charmante que grâcieuse. Nous avons à nouveau rencontré la réalisatrice, à l’occasion de la sélection du film au Festival de La Roche-sur-Yon.
Comment est né Les Gens dans l’armoire, qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire ?
En 2020, alors que je réalisais une bande-annonce intitulée Who aRe you pour le Festival Indie-Anifest, j’ai commencé à m’intéresser à tout ce que les humains portent. J’avais le sentiment que les vêtements étaient une expression de l’être humain lui-même. Ils montrent nos désirs et créent des distinctions ou similitudes avec les autres. J’ai commencé à imaginer quelques scènes sur le thème des vêtements. Quelqu’un porte une tenue d’homme par-dessus celle d’une femme, des enfants portent des vêtements d’adulte, certaines personnes prennent et enfilent les vêtements d’autres…
À l’époque, j’avais aussi un autre travail en plus de celui de réalisatrice. Lorsque je me rendais à ce travail, je portais des vêtements différents. Je me posais des questions: « Quels vêtements sont les miens ? », « Si j’enlève mes vêtements sociaux, qui suis-je ? », « Puis-je me déshabiller ? ». Ces questions m’ont amenée à raconter cette histoire.
Movements et Les Gens dans l’armoire ont en commun un univers à la fois absurde et paradoxal. En quoi l’absurde est-il pour vous un outil pour raconter des choses et des sentiments concrets ?
Nous utilisons le langage pour exprimer ce que nous ressentons et pour communiquer avec les autres, mais parfois nous ne disposons pas du langage nécessaire pour les exprimer. C’est peut-être que nous n’avons pas les moyens de les traduire dans la langue que nous utilisons habituellement. Pour moi, l’absurde peut exprimer les émotions indescriptibles, les sentiments individuels de chacun, à travers la langue visuelle des images. Nous ne reconnaissons parfois pas immédiatement la signification, ce qui est vécu comme une sensation étrange ou singulière. En réfléchissant au sens, j’espère que nous pouvons atteindre une profondeur.
Dans notre précédent entretien autour de Movements, vous commentiez : « Je me suis mise à beaucoup penser à la différence entre les gens. Il y avait beaucoup de conflits sociaux en Corée ». Est-ce que parler de vêtements et de nudité constitue une manière de parler de pression sociale et de rôles sociaux dans votre nouveau film ?
Oui, tout à fait. J’ai vécu en France et au Canada, mais à cause de mes limites en langues étrangères, je ne sais pas exactement comment les gens vivent dans ces sociétés. Dans la société coréenne, je pense que les gens suivent les désirs de la majorité plutôt que leurs propres désirs et veulent appartenir à un groupe. Ils ont donc tendance à vouloir ressembler à un membre de ce groupe. Les médias renforcent aussi l’image du groupe.
Comme dans Movements, il y a quelque chose de très tendre et très doux dans votre travail visuel, notamment dans votre utilisation des couleurs. Pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?
Oui, j’aime la douceur et la tendresse. J’aime avoir une texture qui donne l’impression de pouvoir la toucher, avec un contraste graduel. Je préfère créer des changements de couleur doux en étalant des couleurs similaires avec des différences de saturation et de luminosité, plutôt que de faire ressortir quelque chose en utilisant des couleurs complémentaires fortes, en particulier dans le décor. Il est intéressant de découvrir ces différences subtiles de lumière dans le monde réel.
Il y a dans Les Gens dans l’armoire une atmosphère et une esthétique surréalistes à la Magritte. Est-ce que c’était l’une de vos inspirations et si oui, pouvez-vous nous en parler ?
Oui, c’est une source d’inspiration pour le film. Chez Magritte, on trouve souvent des absurdités et des paradoxes, comme une pomme géante qui remplit une pièce, des hommes qui flottent dans l’air, etc. Le style de peinture est assez réaliste, mais il s’agit d’événements qui ne pourraient pas arriver dans le réel. Je pense que ces images créent une fente dans le réel et nous poussent à remettre en question ce que nous croyons de la réalité. Les vêtements dans Les Gens dans l’armoire suivent la routine quotidienne, sans la remettre en question. Tout comme Magritte invitait un objet étrange dans la réalité, peut-être qu’une personne avec un corps est une existence surréaliste qui ne peut pas exister dans cette société de vêtements.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 10 octobre 2024.
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