Au croisement de la poésie, de l’expérimental et du fantastique, Le Peuple des miroirs est un bel ovni signé par le Français Clément Safra. « Au pays khmer, on raconte que des monstres vivaient jadis de l’autre côté des miroirs. Une nuit, les monstres traversèrent les miroirs et envahirent le monde » : c’est le point de départ de ce séduisant miroir magique que vous pouvez découvrir en exclusivité en ligne. Clément Safra est notre invité de ce Lundi Découverte.
Comment est né Le Peuple des miroirs ?
Le projet prend racine dans une légende d’Asie découverte sous la plume de Roger Caillois. En racontant le conflit sanglant qui opposa les hommes à leurs doubles surgis des miroirs, la légende donne un sens moral à l’existence des reflets et renouvelle notre regard sur eux : et si c’était un monstre que je voyais dans le miroir, une créature capable du pire ? Par sa dimension fantastique, et l’aspect fondamentalement visuel de son sujet, cette légende m’a immédiatement semblé présenter un fort potentiel cinématographique, car c’est l’image elle-même — le reflet — qui est ici au centre de toute l’attention. Le défi pour raconter cette histoire allait être pour moi de rendre sensible le mystère et l’étrangeté du reflet, phénomène naturel pourtant communément admis dans notre vie de tous les jours.
Votre film, par ses questionnements sur la monstruosité, sur ce qui est enfoui, et en creux sur l’histoire d’un peuple et d’un pays, est politique. Mais le traitement est, à première vue, essentiellement poétique. Dans quelle mesure diriez-vous que la poésie est un outil politique ?
Elle l’est, dans la mesure où la poésie permet à notre regard de se décentrer, en rendant visible ce qui sans elle ne l’est pas — ou plus. Elle change notre rapport au monde. La légende des miroirs rappelle à l’homme la part d’ombre et de monstruosité qui à tout instant le menace. « Les monstres demeurent à l’affût », nous dit-elle. En choisissant de tourner au Cambodge, terre des rois d’Angkor mais aussi des Khmers rouges, j’ai cherché à faire résonner cette légende avec le passé de ce pays et ses stigmates dans le présent. Dans le contexte du film, les scènes prises à la vie quotidienne se teintent d’une coloration particulière, de connotations, de symboles. Par exemple, un homme étendu sur la voie publique apparait dans le film comme un corps terrassé par un mal surnaturel.
Le regard poétique que le film pose sur le quotidien révèle une violence dormante — une violence que seule l’image permet de mesurer. L’image incite à voir plus loin que ce qui est représenté. Elle donne aux choses un sens plus profond, plus riche et personnel, en faisant dialoguer le passé et le présent, la réalité et l’imaginaire. Elle permet de creuser dans le réel pour en faire surgir des fantômes et combattre l’oubli.
Filmus et Le Peuple des miroirs sont deux films très sensoriels, où le récit semble passer davantage par la mise en scène que par une écriture conventionnelle. Comment avez-vous abordé la mise en scène de ce nouveau long métrage ?
Je préfère le terme de mise en image à celui de mise en scène : dans Le Peuple des miroirs comme dans Filmus, il n’y a pas de scène écrite, pas de dialogues, pas de plateau de tournage, ni d’acteurs à proprement parler. J’utilise le scénario comme une boussole m’indiquant une progression narrative davantage que comme un programme à suivre à la lettre. Dans Le Peuple des miroirs, c’est la réalité dans laquelle je me suis immergé, celle du Cambodge, qui donne la cadence. Mon rôle a été de capter cette réalité par le prisme de la légende afin de la charger dramatiquement. Mais plus encore que de filmer, le véritable geste d’écriture est le montage, où il est question de réinterpréter la matière capturée lors du tournage, de créer une mosaïque à partir de fragments de réalité. J’ai établi une méthode en trois temps : d’abord, penser le scénario comme une fiction, puis tourner comme un documentaire, et enfin, assembler les images à la manière d’un film d’animation.
La musique joue un rôle important dans l’atmosphère de votre film. Comment avez-vous travaillé sur cette partie-là du projet ?
La musique — et plus largement, le son — s’est révélée essentielle pour donner tout leur poids dramatique et poétique aux images, pour les extraire de la réalité brute à laquelle elles sont prises. Elle joue un rôle majeur dans l’élaboration de l’atmosphère fantastique, voire parfois horrifique, du film. Elle décrit souvent un mouvement de crescendo, une montée en puissance qui accompagne la déformation monstrueuse des miroirs et l’émergence progressive de créatures surnaturelles dans les surfaces réfléchissantes. Pour ce faire, j’ai travaillé le montage en deux temps distincts : d’abord l’image seule, à la manière d’un film muet, ce qui m’a permis d’oublier totalement le contexte du tournage et de considérer les images « pures », pour ce qu’elles sont intrinsèquement.
Une fois cette première phase de montage terminée, la piste sonore a été entièrement recomposée à partir de l’audio enregistré au tournage, constitué d’ambiances de rue, de bruits d’insectes et d’oiseaux exotiques, ou encore de morceaux de musique traditionnelle khmère. Mon travail de composition sonore a été guidé par la question : que pourrait être le reflet d’un son ? D’un point de vue technique, la réponse s’est trouvée dans la déformation, l’inversion ou le ralentissement du son afin de rendre compte d’un univers lointain dont ne filtre qu’une matière indistincte et étouffée, comme s’il était perçu à travers la paroi d’un miroir.
Quels sont vos cinéastes favoris et/ou ceux qui vous inspirent ?
Pour ce film, j’ai pensé à Vertov et son Homme à la caméra, à sa manière de découper le réel pour le recomposer et le sublimer. Au-delà du cinéma, je me suis inspiré des carnets de voyage des peintres du XIXè siècle, ou encore des « pièces voyageuses » de Pina Bausch, ces chorégraphies imaginées dans des villes étrangères et nourries des impressions de voyage de l’artiste. Le Peuple des miroirs emprunte également à l’art de la photographie de rue, notamment au œuvres de Saul Leiter. Plus largement, mon étoile polaire est Walt Disney, selon moi le plus grand créateur de mondes que le cinéma a connu.
Pouvez-vous nous dire quelques mots de l’exposition qui accompagne votre film ?
L’exposition Le Peuple des miroirs au Leica Store Paris Rive Gauche a été conçue comme un dialogue entre images fixes et images animées : différents photogrammes tirés du film sont exposés comme autant de tableaux, alors que les mêmes scènes sont diffusées en mouvement sur un écran au sein du même espace. L’image étant en quelque sorte la véritable héroïne du film, il m’a semblé naturel de proposer au public de découvrir Le Peuple des miroirs sous la forme d’une exposition photographique, à la généreuse invitation de Lucile Contresty Sénéjoux du Leica Store Paris Rive Gauche, que je remercie pour son soutien et son investissement exceptionnels dans le projet.
>> Le Peuple des miroirs est disponible en vod. Une exposition accompagne le film à Paris. Tous les détails sur la page officielle.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 30 décembre 2020.
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