La Française Charlotte Serrand a plus d’un talent. Avec 1048 lunes, son premier long métrage qui est une libre relecture des Lettres d’amour d’Ovide, elle coche toutes les cases de ce qu’on espère d’une découverte : de la personnalité, du panache et de la surprise. Charlotte Serrand est également directrice artistique adjointe de l’excellent Festival de la Roche-sur-Yon (dont la 9e édition aura lieu du 15 au 21 octobre) et vient d’intégrer la nouvelle équipe en charge de la programmation de la Quinzaine des Réalisateurs. Entretien avec un jeune talent sur lequel il faudra compter.
Quel a été le point de départ de 1048 Lunes?
La lecture du poème les “Lettres d’amour” du poète latin Ovide, qui m’a fascinée d’un point de vue narratif, imaginatif, et esthétique. Narratif car il est en quelque sorte le contrechamp de la Guerre de Troie: à travers des monologues, plus de 20 héroïnes de la mythologie attendent les héros partis à la guerre. Imaginatif car j’ai tout de suite eu envie de faire se rencontrer ces personnages entre eux, en en choisissant 5, afin de leur offrir un autre destin que la mort dans laquelle le poète les visse. Le film s’articule d’ailleurs littéralement et concrètement autour de ces rencontres traitées de façons improbables, anachroniques, burlesques aussi. Esthétique et visuel car la forme du texte même m’est apparue déjà-fiction et j’ai superposé à la structure en vers (un court, un long) d’Ovide, la vision de la côte bretonne et de l’horizon parallèle, comme un premier plan et un deuxième plan.
La dimension picturale de 1048 lunes est pour beaucoup dans l’atmosphère du film. Les silhouettes découpées à l’horizon, les plans répétés sur les reflets hypnotiques de la mer…
Après avoir fait le film, j’ai découvert que de nombreux peintres se sont installés en Bretagne, où j’ai tourné, dont certains proches du surréalisme, comme Yves Tanguy (qui a fréquenté Prévert, Breton, Dalí). Les paysages sont extrêmement changeants, parfois d’une minute à l’autre, et il y a une hétérogénéité d’ambiances qui oscille des plus sombres tableaux de Caspar Friedrich à des notes méditerranéennes faisant penser à la Grèce ou au Sud de l’Italie.
De mon côté, j’ai été frappée par une lithographie d’Antoine Boutet sur une Cancalaise dans une posture d’attente. À l’époque, les femmes de marins allaient guetter les retours des voiles des pêcheurs de Terre-Neuve sur les chemins de ronde surplombant la mer, leurs silhouettes se découpaient dans le ciel et dans la falaise. A l’origine du film, il y a ce contexte documentaire très fort, et ce qui m’intéresse c’est de le faire disparaître, de le vider de ses référents, pour en garder certains mécanismes, substrats poétiques, postures justement, pour voir comment l’imagination et la fantaisie s’en emparent, jusque dans l’image-même, que j’ai cherché à rendre “historique”, sans que l’on sache si l’on est dans le passé, le présent, ou le futur.
C’est vrai que les reflets sur la mer sont hypnotiques, mais ils ne sont pas purement contemplatifs, et les différents objets qui surgissent dans le film, comme autant de vestiges ramenés par la marée, sont alors aussi là pour nous « raccrocher » à la fiction qui doit continuer. La mer est à la fois barrage et accès. C’est l’impossibilité du contre-champ, mais aussi le champ du rêve et de tous les possibles. Pénélope attend Ulysse, quelle image attendons-nous, nous ?
La mer est aussi, dans le film, comme la volonté et de l’accomplissement de soi à travers l’altérité. “Donne-nous des bras aussi puissants que des rames”, dit l’un des personnages dans le texte d’Ovide.
Il y a quelque chose de remarquable dans votre façon d’utiliser le silence, ou en tout cas l’économie de dialogues dans votre film. Pouvez-vous nous parler de ce choix ?
C’est moins une économie de dialogues qu’un désir de montrer d’autres façons de dialoguer. Est-il vraiment nécessaire de faire se rencontrer des personnages (créer des rencontres, amener entre eux, se présenter) quand le montage (2 images l’une à côté de l’autre) c’est déjà une rencontre ? Ces rencontres sont également celles de différentes matières entres elles, comme la tapisserie. Le film en effet n’est pas silencieux: il est court-circuité par les interférences de la radio, il est traversé par de la musique électronique, il se frotte aux sons de boucs et de vaches antiques semblant produits par des gargarismes, et structuré par des jeux d’échos… Ces derniers me tiennent particulièrement à cœur car ils permettent eux aussi les rencontres des personnages, sans besoin de dialogue ou de scénario.
J’avais aussi envie dès le début que la langue ne soit pas un barrage à la compréhension du film, et de donner une dimension universelle à cette histoire. Ovide utilise les monologues de ses personnages comme « relais » du récit de la Guerre de Troie. Je voulais que les personnages existent pour eux-mêmes, non à travers les récits des autres, et me plonger dans leur quotidien, leur gestes, leurs actions, qui leur permettent de se libérer.
L’une des surprises de 1048 lunes réside dans le fait que ce récit pourrait être extrêmement sérieux… mais il a pourtant un aspect lunaire, un certain humour. Est-ce un décalage qui s’est imposé dès l’origine du projet ?
J’ai en effet tout de suite voulu prendre le contre-pied du récit d’Ovide (tragique et désespéré) et en faire quelque chose de plus joyeux, d’humoristique, keatonien. Je cherchais aussi à créer des corps burlesques contemporains féminins, à travers un approche purement physique. Le contraste entre actrices non professionnelles et actrice professionnelle m’amusait, comme s’il y avait une « expérience » de l’attente, quelque chose lié au mythe aussi, qu’on ne peut pas dépasser. On a ainsi également diverses typologies, subjectivités, et je crois que se dessine dans le creux du film des questions liées à la transmission, quelles qu’elles soient… Chez Ovide, les personnages comptent le temps en lunes, et ce rapport au temps qui m’a permis de proposer une autre temporalité, propre au film. Le film dure 1 heure mais on ne sait jamais quelle est la vraie durée du temps des personnages, il n’y a aucun « marqueur » de temps. Ainsi le personnage d’Oenone, qui est un personnage un peu à part, pourrait aussi bien être Pénélope jeune, que les trois autres personnages rencontrent dans un rêve, avant de se retrouver nez-à-nez avec la Pénélope actuelle, incarnée par Françoise Lebrun.
L’humour est aussi possible car, comme nous ne savons presque pas à quoi ressemblait cette époque, notre esprit est très ouvert à la part imaginative, et l’accepte beaucoup plus facilement.
1048 lunes est un film très étonnant et singulier. Aviez-vous des références en tête, venant du cinéma ou d’ailleurs ?
J’ai réalisé il y a peu de temps après avoir montré le film dans la Compétition Internationale du BAFICI que le marchand de sable, dans un conte que je lisais enfant, s’appelait Ulysse. Ulysse était ce grand guerrier mais aussi ce grand conteur d’histoires, qui allait chercher les récits aux confins du monde. Le sable que le marchand jette sur les yeux des enfants serait alors pour moi, non pas du sable, mais comme autant de pixels ou de grains de l’image, qui, pénétrant à travers nos paupières, se reforment alors dans notre tête en images, en rêves. C’est pour cela que le matin on se retrouverait avec comme des aspérités au coin des yeux. Le grain de sable a fini son voyage.
J’ai toujours été fascinée par les antiquités, les mythologies, et j’ai d’ailleurs étudié les langues anciennes (le grec et le latin). Je connaissais également très bien mes actrices et je me suis totalement laissée inspirer par elles et par leurs caractères, très représentés dans le film à travers les lieux, les démarches, les costumes.
Albert Serra avec qui j’ai travaillé écrit dans ses Chroniques de Kassel à propos d’un constat fait lors de la dOCUMENTA de Kassel : “les œuvres sont seules, aucun discours ne les sous-tend, aucun discours consensuel, basé sur l’accumulation, qui les recouvre jusqu’à faire régner au-dessus d’elles une aura artificielle”. Ces Chroniques sont un peu un livre de chevet et je les conseillerais à quiconque de les lire. J’espère qu’un jour elles pourront faire l’objet d’un livre.
La question des références vient pour moi des regards des spectateurs et de comment la vision du film évolue en fonction des contextes dans lesquels il est montré. Quand bien même nous les créons, je trouve que les images s’imposent plus à nous que nous pouvons en imposer à elles à travers des références. On m’a parlé de Bruno Dumont. Une dame argentine d’un certain âge a confié, pendant le Q&A à Buenos Aires, que le film lui avait évoqué l’attente des desaparecidos. Une question m’a fait repenser à un plan de Viridiana de Buñuel… Je n’avais pas de références précises en tête, à part le texte et les paysages.
Vous êtes également directrice artistique adjointe du Festival International du Film de la Roche-sur-Yon. Qu’est-ce qui, à vos yeux, prime pour constituer une bonne sélection de festival ?
Un équilibre entre les enjeux du Festival dans lequel on se trouve et le plaisir qu’on prend à le faire.
Quel est le dernier film que vous avez vu et qui vous a donné le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?
Touch me not d’Adina Pintilie, qui est aussi pour moi comme une nouvelle forme d’intelligence. Également La Morsure de l’œil de Chloé Bertron et Antoine Josset, que j’ai découvert dans un festival de films d’étudiants en école d’art créé par l’artiste et réalisatrice Isabelle Prim, avec qui j’ai également travaillé. Je pourrais également citer Diamantino de Gabriel Abrantes. Gabriel a par ailleurs été membre du Jury du Festival de La Roche-sur-Yon en 2014 et nous avons présenté l’année dernière son précédent film Os Humores Artificilas.
Les autres je ne peux pas pas en parler, car j’espère qu’ils seront à La Roche-sur-Yon…! Mais demain est un autre jour, et il faut rester en permanence attentif et ouvert à toutes les formes.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 9 juin 2018.
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