Avec Brødre: Markus et Lukas, la documentariste norvégienne Aslaug Holm s’est lancée un sacré défi: celui de filmer ses deux fils pendant 8 ans. Le résultat, beau et délicat, est une subtile réflexion sur la mémoire et le temps. Brødre: Markus et Lukas, primé au Festival de la Roche-sur-Yon, sort en salles ce mercredi 11 juillet. La cinéaste nous a réservé sa première interview française…
Quelle serait à vos yeux la principale différence entre le film que vous imaginiez au tout début et le film achevé ?
Je savais dès le départ que ce serait un long projet. J’avais en fait prévu un tournage sur 10 ans, parce que j’avais la conviction que le temps serait un personnage essentiel du film. J’avais cette image en tête d’un bateau avec les garçons ramant sur la mer. C’était un souvenir de ma propre enfance en même temps qu’une vision poétique du film. Le thème de Brødre: Markus et Lukas est en fait inspiré par le réalisateur russe Andreï Tarkovski. Il a déclaré un jour: « un artiste est un passeur qui noue le passé avec le futur« . Ainsi, le style visuel et la thématique existentielle étaient dans ma tête depuis le début. Par contre, je n’avais pas prévu que mon rôle de mère comme mon rôle de réalisatrice seraient aussi importants dans l’histoire.
Lorsque j’ai débuté le projet, j’ai pensé qu’il s’agirait avant tout l’histoire de deux frères, Markus et Lukas, et qu’ils raconteraient leur histoire. A mesure que le projet s’est développé et que j’ai commencé le tournage, j’ai réalisé que ma voix en tant que mère et cinéaste prenait de la place, et que je devais donc essayer de trouver ma place dans l’histoire. Puis j’ai trouvé une manière à la fois simple et efficace de le faire. J’ai choisi de porter la même robe d’été de couleur verte dans la plupart des scènes m’incluant comme un personnage du récit – comme la mère. Ce choix était entièrement intuitif. C’est simple, mais ça fonctionne je crois. Comme on me l’a dit: « Les garçons grandissent, mais tu restes la même« . Au-delà du caractère flatteur de cette remarque, elle a aussi son importance. Parce que dans le film, on suit l’évolution de ces garçons qui grandissent, et je documente les vies et le destin de Markus et Lukas. Mon personnage représente plutôt un niveau de lecture atemporel, celui de générations qui ont cette expérience commune d’être parents, de voir leurs enfants grandir puis partir.
En tant que réalisatrice mais aussi en tant que mère, comment avez-vous trouvé l’équilibre idéal entre raconter une histoire très personnelle tout en laissant à vos enfance leur propre espace ?
Dans mon film, il y a des scènes qui sont personnelles et qui appartiennent à l’intimité, mais qui en même temps sont universelles parce que les gens peuvent y reconnaître une part d’eux-mêmes. C’est important, lorsqu’on réalise un documentaire, de comprendre la différence entre des moments qui ne peuvent être que privés, et des moments qui sont à la fois personnels et universels. Dans Brødre: Markus et Lukas, c’était essentiel pour moi, en tant que mère et réalisatrice, de faire un film dans lequel le public pourrait se projeter. Quand Markus, le grand frère, a vu le film avec un large public pour la première fois, il était particulièrement nerveux. Mais une fois le film lancé, il a oublié que le long métrage parlait de lui de la même manière qu’il l’a fait en étant filmé. Il fallait cela pour que le film fonctionne et qu’il n’embarrasse pas les garçons une fois vu.
En ce qui concerne la vie des garçons et mon respect de leur intimité, à chaque période ont correspondu des défis précis. Je savais qu’il y avait des moments qui ne me regardaient pas en tant que mère et réalisatrice. Je ne devais pas les suivre lors de leurs fêtes avec des amis, lorsqu’ils rencontraient des filles et avaient leurs premières expériences romantiques, leur premier baiser, ces moments magiques qui deviendraient des souvenirs merveilleux et qui n’appartiennent qu’à vous. Mais lorsque je filme Markus dans la salle de bains, qu’il a 13 ans et qu’il prépare sa première fête de classe, on sent qu’il y a tout dans cette scène. Ses désirs, ses rêves, ses aspirations pour le futur. Par conséquent je trouve qu’il est bénéfique pour le film de se fixer des frontières. Il fallait évidemment bien se mettre d’accord sur les moments que nous allions filmer. J’ai auparavant fait d’autres films sur des personnages aussi importants que le premier ministre norvégien, et j’ai fait part d’autant de respect pour le temps disponible et l’espace nécessaire à mes enfants qu’à ce politicien très connu et respecté.
Est-ce que suivre vos enfants avancer dans la vie était aussi pour vous une occasion d’explorer votre passé et vos souvenirs?
J’avais ce désir de faire quelque chose de beau et qui capture des moments authentiques. Et je voulais raconter un début, où tout est neuf et frais, là où la vie n’attend que vous. Ce sentiment que tout est possible et qu’on n’a réellement que quand on est jeune. Quelqu’un m’a demandé si ce film avait quoi que ce soit à voir avec la crise de la quarantaine – et oui, c’est tout à fait le cas. Au-delà de la blague, j’ai réalisé à 40 ans que je me trouvais à mi-chemin de mon existence, et cela a changé mon rapport au temps. Le temps est soudainement devenu de plus en plus précieux, et je souhaitais faire un film sur le rapport au monde qu’ont les enfants. En l’occurrence, les miens. Lorsque j’ai filmé des moments poétiques avec les garçons, je me suis souvenue de ma propre enfance. Soudainement, tout est devenu plus vif, coloré et réel. Je me suis rappelée des longues journées de ma propre enfance. Et maintenant je fais l’expérience de cette prescience de la vie par mes enfants.
A 5 ans, Lukas, le plus jeune frère, était si sage, si philosophe. Il posait tout le temps des questions. Il pouvait dire des choses comme « Maman, qu’arrivera t-il à mes rêves lorsque je serai mort, seront-ils toujours vivants ? ». Markus, lui, était tellement dans la vie, fort et courageux. Il adorait se donner des défis, à son frère ou à lui-même. Voilà qui était aussi un merveilleux point de départ pour un film : « Qui sommes-nous à l’origine, et pourquoi devenons-nous ce que nous sommes? ». Dans une fratrie, il y a la vie elle-même : l’amour, la compétition, l’espoir. Ce qui vous construit, ce qui vous détruit. Tout commence à deux, et chaque changement est initié dans cette perspective.
Visuellement, Brødre: Markus et Lukas est remarquable et ne ressemble jamais à un simple home movie. Comment avez-vous abordé l’aspect esthétique du film?
Je suis à la fois réalisatrice et chef opératrice du film, et je suis très visuelle dans ma façon de raconter. Bien souvent, le processus créatif débute par une image. Dans ce film, c’était cette image de bateau sur l’eau, et qui vogue. Et puis il y a le rythme imprégné par l’histoire. C’est comme de la musique. On compose une histoire à trous, avec des pièces à assembler. Chaque scène est une partie d’un plus grand ensemble, d’une plus grande image. Et comme je suis également monteuse de mes films, je sais au moment du tournage à quoi ressemblera le montage. Bien sûr, dans le documentaire, on ne peut pas prévoir exactement ce qui va se passer, mais on peut avoir un sens assez précis de ce qu’on cherche et de ce qu’on veut explorer. Dans Brødre: Markus et Lukas, je voulais voir la beauté de la vie ordinaire. Vous savez, lorsqu’on peut voir la beauté du monde entier dans une simple goutte de pluie. Voici ce qui a initié le travail, et l’approche visuelle était l’outil le plus important que j’avais en ma possession pour faire le film.
Y’a t-il eu un moment du film où vos enfants ont voulu tout arrêter?
Ce projet a fait partie de notre vie de famille pendant des années. Il y a eu différentes phases de tournage. Au début, les garçons adoraient l’idée, aimaient que je les suive avec la caméra dans toutes sortes de situations et que je leur pose plein de questions. Plus tard, ils ont commencé à en avoir marre et m’ont demandé de faire une pause. C’était important d’être à leur écoute et de respecter leurs sentiments. Alors j’attendais de temps en temps, parfois deux ou trois mois, avant de recommencer à filmer. Et tout était neuf à nouveau : ils avaient grandi et se trouvaient dans une nouvelle période de leur vie. Et ils étaient ok pour reprendre le tournage. C’était du coup essentiel d’avoir beaucoup de temps, il ne fallait pas se précipiter. Au bout de 8 ans, ils avaient vraiment envie d’en finir. Et je suis heureuse d’y être arrivée. Mais même s’il y avait des moments plus difficiles, ils n’ont jamais émis le désir de tout arrêter. Je pense qu’ils ont investi tant de temps que ce projet est aussi devenu le leur, qu’ils voulaient eux aussi aller au bout de ce long voyage.
Quand avez-vous eu le sentiment de trouver votre fin?
J’ai commencé à ressentir cela le dernier été de tournage. Mais ce n’est pas avant la scène dans la cuisine où je discute du projet avec Markus que j’ai su que j’avais la fin du film. C’était comme une révélation.
Entretien réalisé le 11 octobre 2016 par Nicolas Bardot et Gregory Coutaut.
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Par Nicolas Bardot