C’était l’une des plus puissantes révélations de la Quinzaine des réalisateurs 2019. Le documentariste autrichien signe Andreas Horvath signe avec Lillian sa première fiction : l’histoire (vraie!) d’une femme qui traverse les États-Unis à pieds pour rejoindre sa Russie natale, et qui bascule peu à peu hors du monde… Sorti l’an dernier, le film est actuellement visible en vod et nous le recommandons chaudement !
Quand avez-vous entendu parler pour la première fois de l’histoire de la vraie Lillian Alling ?
La première fois, ça devait être en 2004,et c’était par pur hasard. J’étais invité aux Rencontres du documentaires à Montréal. Je suis allé passer une journée chez des amis à Toronto. Ces amis m’ont présenté une connaissance à eux, un écrivain canadien, qui revenait juste d’Alaska, et c’est là qu’il a entendu parler de Lillian Alling. A l’époque, les sources d’informations sur elles étaient beaucoup plus rares qu’aujourd’hui. Désormais on trouve des fictions et des essais inspirés par son parcours.Vous savez qu’il y a même eu un opéra qui a été monté récemment à Seattle sur son histoire ?
Dès que j’ai entendu parler de cette histoire, j’étais captivé. Le soir-même j’ai été incapable de m’endormir, j’étais trop excité. J’ai tout de suite su qu’il fallait en faire un film. Et une fiction, non pas un documentaire. J’ai su dès le départ que je voulais travailler sans scénario. Je savais que le rythme des saisons serait fondamental et qu’il faudrait le suivre en commençant par le printemps. Je savais qu’il y aurait beaucoup d’improvisations. La fin du film, les lieux de tournage et les tout derniers plans étaient déjà dans ma tête.
Rétrospectivement je me rends compte que le film est aujourd’hui exactement tel que je l’avais imaginé ce soir-là il y a quinze ans. Il a juste été très difficile de trouver les financements. C’est logique, comment convaincre quelqu’un de donner de l’argent à un Autrichien tournant l’histoire d’une femme russe aux États-Unis, pour un tournage de 9 mois sans scénario (rires) ? Heureusement qu’Ulrich Seidl était là.
Comment l’avez-vous convaincu de devenir votre producteur ? Le connaissiez-vous auparavant ?
Non, pas du tout. J’ai démarché plusieurs producteurs au fil des années, en vain. J’avais confiance, je savais que le jour viendrait pour Lillian et je n’étais pas pressé. L’un d’entre eux était Lituanien, et je suis resté en très bons termes avec lui. C’est lui qui m’a convaincu de faire appel à un producteur autrichien. Il m’a dit qu’il fallait un financeur de la même nationalité que moi, sinon personne n’allait me faire confiance. J’ai lancé le nom d’Ulrich Seidl parce que j’adore ses films, mais sans même savoir s’il était producteur. A l’époque, il ne l’était d’ailleurs pas, c’est par la suite qu’il s’est lancé dans cette activité. On lui a envoyé un traitement qu’on avait sous le coude, qui datait d’un moment où on avait failli réunir assez d’argent pour tourner. Quelques jours après, pas plus, Ulrich Seidl m’a rappelé et m’a dit que le projet l’intéressait.
Lillian Alling a vécu dans les années 20. Qu’est ce qui vous a poussé à déplacer son histoire à l’époque contemporaine ?
Oh immédiatement. Ça ne m’intéresserait pas du tout de faire un film historique, et puis vu notre budget très réduit, ça n’aurait tout simplement pas été envisageable. Mais c’est surtout que ça ne m’intéressait pas. De plus on sait très peu de choses sur cette femme. Certains ont passé des années à enquêter sur la véritable Lillian Alling, et au final ils n’ont pas trouvé grand chose d’autre que ce qui se trouve déjà sur sa page Wikipédia. Il aurait été absurde de vouloir coller au maximum à une histoire dont on connait finalement très peu de détails.
Et puis je ne voulais pas de scénario, je ne voulais pas savoir à l’avance ce qui allait se passer. Je ne voulais pas non plus expliquer ses motivations, je voulais que cela reste très ouvert au contraire. La voyage devait dicter l’histoire, et non l’inverse. Ç’aurait été paradoxal de vouloir se conformer à quelque chose de passé, de pré-établi. Il fallait que le film se déroule aujourd’hui pour laisser la place à l’interrogation.
L’une des explications possibles, et même probables, du parcours de Lillian , c’est qu’elle a agi sans avoir réellement conscience de ce qu’elle faisait. Comme si elle était dans un état second. On entend d’ailleurs régulièrement parler de faits divers similaires. Il y a quelques années, on a retrouvé un jeune homme en smoking échoué sur la côte anglaise. Il a été hospitalisé pendant plusieurs mois, il refusait de parler et tout ce qu’il faisait c’était jouer du piano. Tout le monde pensait qu’il s’agissait d’un pianiste de croisière qui était tombé par dessus bord. On a lancé des recherches pour connaitre son identité, en vain. Puis, plusieurs mois après, il s’est enfin mis à parler, il s’est avéré qu’il était en fait allemand.
De même, j’ai récemment entendu l’histoire d’un Suisse qui était parti à Turin en car avec un groupe d’amis pour aller voir un match de foot. Après le match, il a raté le car du retour. C’était quelqu’un de tout à fait intégré dans la société, mais cet événement banal l’a conduit à rester en Italie, où il est devenu sdf pendant plus de dix ans. Puis un jour, sans raison, il a décidé de revenir chez lui en Suisse. Tout ça nous montre que l’histoire de Lillian pourrait très bien arriver aujourd’hui. On me demande parfois pourquoi, en 2019, Lillian ne prendrait pas plutôt le train ou l’avion, mais la question n’est pas là du tout. La vraie Lillian Alling avait la possibilité de prendre le bateau et elle ne l’a pas fait non plus.
Vous avez travaillé sans scénario, mais j’ai cru lire que certaines scènes étaient tout de même storyboardées, c’est bien cela ?
Oh, j’ai dit ça un jour en interview mais j’aurais mieux fait de me taire parce qu’en réalité je n’ai fait un storyboard que pour deux petites scènes (rires). La toute première avec le producteur, et la scène avec le chasseur dans un champs. Ce serait très exagéré de parler de storyboard, c’était de simples sketchs pour expliquer aux acteurs non-professionnels ce qui allait se passer à tel et tel moment. Je dis non-professionnels car tout le monde dans le film joue son propre rôle, à l’exception du producteur de film porno au tout début du film et du chasseur dans le champs de maïs.
Tourner une fiction sans scénario préalable a-t-il été une expérience similaire aux tournages de vos précédents films, qui étaient des documentaires ?
Oui. Finalement, on pourrait presque dire que sur ce tournage, je n’ai fait que documenter notre voyage. Mais ce serait exagéré de dire que tout a été entièrement improvisé. Chaque film documentaire possède sa part de fiction et vice-versa, tout le monde sait ça. Certains passages de Lillian sont aussi inspirés de ma propre expérience. Dans les années 90, je suis parti deux mois dans la région des Badlands pour préparer une série de photos. Un ami m’avait prêté sa voiture et je dormais dedans. Je sais ce que c’est que d’être arrêté par un shériff, je sais ce que c’est que de devoir se laver quand on ne dort pas dans un hôtel.
En tant qu’Européen, quelle est votre relation avec cette Amérique de la marge, loin des grandes villes ?
En 1984, j’avais seize ans, et j’ai fait une année d’échange scolaire aux États-Unis, au fin fond de l’Iowa. C’était une expérience fondatrice, parce que j’étais très jeune et je me suis retrouvé dans un village paumé au milieu d’un champs de maïs. Quel choc culturel. Ça m’a changé, j’en suis revenu plus ouvert. J’adore revenir dans cette Amérique rurale, j’adore m’y perdre. J’y suis souvent retourné pour tourner des documentaires ou faire des séries de photos. C’est presque ma seconde maison. Cela fait sans doute partie de ce qui m’a attiré dans l’histoire de Lillian. Sans nécessairement avoir choisi à l’avance les lieux exacts de tournage, j’étais déjà familier avec plusieurs régions qu’elle allait traverser dans le film.
J’ai d’ailleurs pris quelques liberté avec le parcours de la vraie Lillian. Alors que le projet était déjà entamé, un journaliste a découvert qu’elle avait traversé la frontière du Canada bien plus tôt que ce que l’on croyait. Ce qui est logique, après tout. Si on veut aller vite, il n’y a aucune raison de faire un détour par le Mississippi, par exemple. Je n’ai pas souhaité respecter ça : au lieu d’aller en diagonale à travers le Canada, ma Lillian va d’abord tout à l’ouest, puis au nord. Je tenais à ce qu’on croise des points de repères importants de l’imaginaire collectif, qui existent davantage aux États-Unis qu’au Canada. D’ailleurs, ne clignez pas des yeux si vous ne voulez pas rater le Mont Rushmore dans une scène du film. Cela permettait aussi d’avoir une plus grande diversité de paysages. Je savais par exemple que je voulais passer par la région désolée des Badlands, qui évoque une atmosphère désertique très particulière, qui ne ressemble à rien d’autre. Le Canada est bien plus uniforme sur ce point.
Patrycja Planik qui joue le rôle principal, n’est pas une actrice professionnelle. Tout comme vous, elle est photographe. Est-ce vraiment un hasard ?
Oui, ou presque. Dès que je l’ai vue, j’ai eu l’intuition qu’elle serait parfaite pour le rôle, indépendamment de son métier. Elle a le visage idéal, qui lui permet d’avoir tantôt l’air brutal, vulnérable ou séduisant. Son visage change beaucoup et c’était fondamental pour un personnage dont on ne sait rien et qui ne prononce pas un mot. Son visage pouvait aussi traduire le passage du temps et le vieillissement de façon subtile. On peut même interpréter sa démarche et sa présence physique comme en décalage par rapport à son genre. Elle n’exprime pas du tout la féminité telle qu’on la voit d’habitude au cinéma.
Le fait qu’elle soit une artiste visuelle a rendu les choses plus évidentes encore sur le tournage, mais ça n’a pas participé à ma décision de la caster. Mes producteurs et moi étions tous d’accord pour préférer l’option d’une non-actrice, mais nous sommes restés ouverts. Je ne m’en suis pas rendu compte sur le moment, mais on m’a confirmé que j’avais étudié les candidatures de plus de 700 actrices différentes. Je ne les ai pas toutes rencontrées, heureusement. Il n’y en a qu’une cinquantaine que j’ai vraiment tenu à rencontrer. Mais c’était avant de rencontrer Patrycja.
Lillian est un film presque sans dialogues mais pas sans sons. On entend beaucoup la radio et notamment les discours politiques en arrière-fond. D’où vous est venue cette idée ?
Ça me vient de mon expérience sur l’un de mes précédents films, This ain’t no Heartland, un documentaire sur les débuts de la guerre en Irak. J’y avais déjà employé une technique similaire. C’est une idée qui me vient aussi de John Dos Passos : utiliser tout ce que l’on voit et tout ce qui nous entoure comme source de sens.
A propos de son : alors que nous étions en post-production, j’ai demandé à Patrycja de venir en studio avec tous les costumes et toutes les chaussures qu’elle porte dans le film et on a passé trois semaines à simplement enregistrer des sons, parfois seulement des respirations. On ne les entend pas forcément, mais je suis persuadé qu’on les ressent au final. C’était la dernière étape d’un long processus puisque le tournage a duré 9 mois, de février à novembre, et qu’après quelques mois de montage, nous sommes tous les deux repartis aux États-Unis pour tourner quelques plans supplémentaires. Sans compter que l’année d’avant, nous avions déjà tourné deux mois en Sibérie.
Vous avez vous-même composé la musique du film, qui rappelle celle de certains mélodrames féminins des années 50. Était-ce une référence que vous aviez à l’esprit?
Ce n’est pas une idée préalable que j’ai eue avant de m’atteler à la musique, mais je me retrouve tout à fait dans cette analyse. Mon producteur n’était pas très partant pour mettre dans la musique, en tout cas il ne voulait pas que je me repose trop dessus. De mon coté, je tenais au contraire à ce que la musique soit déjà prête au moment de commencer le montage. Il m’a fait faire un essai en collant sur une scène le thème de La Planète des singes par Jerry Goldsmith. Ma seule réaction a été de dire : non, non, non (rires). J’ai finalement fait la musique moi-même, mais j’ai travaillé à l’instinct, sans concept préalable. Certaines musiques se rapportent davantage à Lillian, avec des flutes, des violons, de la harpe. D’autres traduisent au contraire un antagonisme : ils reflètent le continent nord-américain tel que que Lillian le voit, avec sa beauté et ses dangers. Parfois j’ai utilisé la musique un peu amusé, presque comme un clin d’œil ironique. Par exemple quand elle se retrouve face au Mississippi, j’ai utilisé une musique de western, c’est une exagération mais plutôt subtile, j’espère.
Quels sont les cinéastes qui vous inspirent ?
Mon cœur de cinéphile est resté très ancré dans les années 70. Nicolas Roeg sera toujours tout en haut de mon Panthéon personnel. Personne n’est venu le déloger depuis que je l’ai découvert.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 28 novembre 2019. Un grand merci à Robert Schlockoff.
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