Critique : Dos madres

Il y a 20 ans, on a séparé Vera de son fils à la naissance. Depuis, elle le recherche sans relâche, mais son dossier a mystérieusement disparu des archives espagnoles. Il y a 20 ans, Cora adoptait un fils, Egoz. Aujourd’hui, le destin les réunit tous les trois. Ensemble, ils vont rattraper le temps perdu et prendre leur revanche sur ceux qui leur ont volé.

Dos madres
Espagne, 2023
De Víctor Iriarte

Durée : 1h49

Sortie : 17/07/2024

Note :

GÉNÉALOGIE D’UN CRIME

Dans l’ouverture de Sobre todo de noche, titre original de Dos madres (soit surtout de nuit en français), on voit un doigt suivre un tracé sur une carte, comme une invitation au voyage ou à l’enquête. Le doigt remonte un chemin de plus en plus complexe jusqu’à carrément déborder du plan et se mettre à suivre les marbrures sur le mur où celui-ci était punaisé. Nous voilà prévenus : il ne faut pas chercher une cartographie trop stricte dans ce passionnant long métrage, mais l’aventure vaut le coup d’attacher sa ceinture. Vera a dû abandonner son tout jeune fils il y a une vingtaine d’année. A cette époque, Cora a justement adopté un petit garçon. Le temps a passé, l’enfant est devenu adulte et les deux femmes ne se connaissent pas. Le triangle a l’air prêt à s’assembler de lui-même mais ce serait ignorer l’invitation à sortir très loin des sentiers battus. Rendez-vous plutôt en terre inconnue.

Le point de départ possède un immense potentiel mélodramatique qui exciterait sans doute diablement vous-savez-quel-cinéaste-espagnol, mais pour son premier long métrage, Víctor Iriarte (lire notre entretien) n’en fait qu’à sa tête, et tant mieux. Vera se comporte comme une détective solitaire et butch au volant de sa voiture, tandis que Cora a l’air d’avoir sa dose de secrets. Il y a bien une investigation au cœur de Dos madres, une machination qui se met en place, mais il ne s’agit peut-être pas de simples retrouvailles familiales. D’ailleurs, pendant toute une partie du film, aucun des trois personnages ne partage la moindre scène. Leurs voix off se croisent et se superposent même, comme des voix fantômes, mais chacun reste d’abord de son côté sans savoir qu’ils partagent un même objectif : la vengeance envers l’état.

Cette histoire de famille recomposée est racontée de façon précisément anti-sentimentale. D’abord avec une ambiance poisseuse de films d’espionnage des années 70, mais surtout avec une grammaire cinématographique à l’inventivité très contemporaine. Il y a là beaucoup d’ellipses, de bonds dans le temps, de changements soudains de protagonistes et d’effets de montages qui font l’effet de virages secs et vertigineux. Le scénario possède un côté délicieusement retors et énigmatique qui peut évoquer les premiers films de Carlos Vermut, mais au-delà de toute comparaison, Iriarte fait preuve de beaucoup de style et d’idées bien à lui. Il n’hésite pas, par exemple, à interrompre son récit pour ouvrir une parenthèse documentaire sur le terrorisme, composée d’images d’archives, ou bien filmer toute une longue séquence à travers un iris donnant à l’image un stupéfiant format rond.

On pourrait se demander si ces gimmicks ne se mettraient pas un peu en travers de l’émotion et des personnages. Il est vrai que le film possède une certaine froideur, mais la mise en scène et l’écriture demeurent surprenantes jusqu’au bout. De plus, cette approche cubiste sied parfaitement à cette histoire de généalogie labyrinthique. A ce propos, applaudissons l’idée vertigineuse de faire jouer face à face Ana Torrent et Lola Dueñas, deux actrices ayant presque le même âge dans la vraie vie alors qu’elles représentent dans l’inconscient cinéphile collectif deux visages presque anachroniques du cinéma espagnol : le sombre lyrisme d’Erice et Saura pour l’une, l’exubérance camp d’Almodóvar pour l’autre. Deux manières de parler de l’histoire du pays sans en avoir l’air, et qui trouvent ici leur écho. Puzzle ambitieux, Dos madres est un nouvel exemple de la passionnante nouvelle vague ibérique qui fait du cinéma espagnol l’un des plus brillants et prometteurs du moment.

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par Gregory Coutaut

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