Critique : Senses

A Kobe, au Japon, quatre femmes partagent une amitié sans faille. Du moins le croient-elles : quand l’une d’elles disparaît du jour au lendemain, l’équilibre du groupe vacille. Chacune ouvre alors les yeux sur sa propre vie et comprend qu’il est temps d’écouter ses émotions et celles des autres…

Senses
Japon, 2015
De Ryusuke Hamaguchi

Durée : 5h17

Sortie : 2, 9 et 16/05/2018

Note : 

CHAÎNES CONJUGALES

Au tout début de Senses (Happy Hour), film-fleuve hypnotisant et magique de 5h17, les quatre héroïnes se retrouvent pour un pique-nique. La vue sur Kobé est cachée par le brouillard. L’une des femmes, pessimiste, commente: « C’est comme notre futur« . L’avenir pour une femme de 37 ans, rassure l’une d’entre elles, est forcément radieux. Le futur de Jun, Akari, Sakurako et Fumi semble tout à fait réglé. Elle se connaissent et sont amies depuis des années, et saisissent leur agenda pour prendre leurs prochains petits rendez-vous. Comment l’une d’entre elles peut-elle disparaître aussi facilement ?

Le réalisateur Ryusuke Hamaguchi (lire notre entretien) questionne un quotidien dans lequel rien n’est sûr, rien n’est acquis: l’amitié, l’amour, le mariage, la maturité… Les 320 minutes essorent les personnages, les situations, les questionnements. Il y a évidemment quelque chose d’un peu naïf à croire que plus long sera le film, plus complexe sera le portrait. Mais Hamaguchi se sert avec maestria de cette longueur qui installe un autre rapport avec ce qui se déroule à l’écran et permet d’explorer et explorer encore…

« Des manières non-conventionnelles de communiquer avec les autres« . C’est ce que promet un curieux atelier où les quatre amies, avec des inconnus, apprendront à « trouver leur centre », à faire confiance aux autres, dans une communion à la fois physique et psychique. Concept fumeux ? Ce workshop est pourtant aussi fastidieux en apparence qu’il est limpide en réalité – comme le film. Il y a chez Hamaguchi un refus de la facilité, refus qui s’applique à sa façon de dépeindre les êtres humains – on est ici à mille lieues des « magnifiques portraits de femmes » prêts à consommer. On suggère ici une utopie : une communion des êtres, une transmission de pensée, comme une prière partagée. Une manière de se retrouver.

Jun, Akari, Sakurako et Fumi sont liées, mais sont seules, comme l’illustrent les superbes plans d’elles isolées dans le métro. On reconnait l’humanisme de certains réalisateurs à leur manière d’être avec leurs personnages comme, chez des cinéastes plus connus du public français, Kore-Eda ou Kawase sont au plus près de leurs héros. Dans un style différent, Hamaguchi prend cette idée au pied de la lettre : on ne lâchera jamais les héroïnes. Jamais pendant le repas, jamais durant l’atelier, jamais plus tard, durant une longue lecture. Jusqu’à creuser un petit trou dans la tête, voire dans l’âme, et s’y loger. On est à leur chevet, et lorsque s’immisce un changement d’axe, avec un plan fixe face au visage du personnage, c’est aussi simple que bouleversant.

Il faut être un grand cinéaste pour mêler aussi bien le romanesque au théorique. Dans le genre, on pourrait citer Jacques Rivette ou Hong Sang-Soo. Lors d’une scène où les filles se rendent à une lecture publique, le film bascule. Pas au sens propre : finalement, la lecture en elle-même n’a pas un intérêt étourdissant. La mise en abyme est, elle, saisissante, et un autre film semble se jouer dans le film. Ce n’est pas tant le récit lu par l’écrivaine (ou l’histoire racontée par Hamaguchi) qui importe, mais ce qu’elle évoque, ce que ressentent les héroïnes à ce moment précis, ce à quoi le modérateur fait référence: le récit en creux, celui qui surgit dans la tête de ceux qui regardent – les héroïnes, ou les spectateurs. En quoi ce qui se joue à l’écran est essentiel et nous bouscule ? La lectrice tient à lire son œuvre d’une voix neutre, de même, la mise en scène d’Hamaguchi est plutôt épurée, sans effets. Cette voix contenue laisse une place aux « choses que j’ai manquées » commente la jeune femme, aux émotions que chacun pourra/voudra projeter. Le portrait féminin laisse place à une réflexion passionnante.

L’épure n’empêche évidemment pas la beauté, à l’image de cette scène où le mari d’une des femmes est filmé, tel un spectre de Kiyoshi Kurosawa, comme une trace noire à contre-jour. Ou encore de ce raccord superbe, presque fantastique, où à la disparition d’une des héroïnes succède un plan de son amie endormie et dont les yeux, soudainement, s’ouvrent. Ou enfin ce plan qui suit la marche silencieuse d’une des femmes, aux aurores, tandis que la timide lumière rose du petit matin envahit le ciel.

Rien n’est évident dans Senses. Le climax théorique (la lecture) laisse place aux rebondissements les plus romanesques (et le film, sa longueur inhabituelle mise à part, est très accessible et facile à suivre). La violence n’empiète jamais sur la permanente atmosphère de quiétude. Le portrait de femmes, comme chez Almodovar, parle finalement surtout… des hommes. Ryusuke Hamaguchi semble s’ajouter à cette nouvelle génération de cinéastes japonais, comme Katsuya Tomita (Saudade, ses ouvriers, ses immigrés, sa crise économique) ou Ayumi Sakamoto (Forma, et son affrontement de secrétaires), qui choisissent des sujets pas nécessairement sexy, assez minimalistes, et en font des odyssées monumentales, autant par leur durée que par les questions qu’ils inspirent. Senses est un nouvel exemple flamboyant de ce nouveau cinéma encore méconnu mais qu’on espère beaucoup vu et au plus vite.

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par Nicolas Bardot

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