Critique : Knit’s Island

Quelque part sur internet existe un espace de 250 km² dans lequel des individus se regroupent en communauté pour simuler une fiction survivaliste. Sous les traits d’avatars, une équipe de tournage pénètre ce lieu et entre en contact avec des joueurs. Qui sont ces habitants ? Sont-ils réellement en train de jouer ?

Knit’s Island
France, 2023
De Ekiem Barbier, Guilhem Causse & Quentin L’helgoualc’h

Durée : 1h35

Sortie : 17/04/2024

Note :

C’EST COMME CA QUE J’IMAGINE UN MONDE PARFAIT

Le dispositif de Knit’s Island, réalisé par les Français Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h (lire notre entretien), est hors normes. Knit’s Island a été conçu à partir de captures d’images du jeu vidéo DayZ. Ce jeu, créé il y a une dizaine d’années, est un simulateur de survie. Les joueuses et joueurs, de par le monde, se retrouvent en ligne et déambulent dans un univers post-apocalyptique. Les cinéastes n’y ont pas filmé et monté une fiction : à travers leurs avatars, ils vont à la rencontre des participant.e.s pour les interroger.

Ce documentaire animé qui mêle, comme on l’a rarement vu, cinéma et jeu vidéo nous plonge en immersion dans un univers vertigineux. Nous sommes dans le jeu, face aux situations que rencontrent les cinéastes. Celles-ci peuvent être ubuesques ou inquiétantes, comme lorsqu’ils rencontrent un groupe de personnes surarmées et cannibales, utilisant un jouet humain sur lequel se défouler. Quelle est la part de réel dans ces pulsions d’ultra-violence, quelle est la part de bluff ? La dimension réaliste des décors tranche avec les mouvements encore un peu raides et grotesques des avatars, dont les voix humaines, nettes et naturelles, peuvent parler sans complexe du plaisir de tuer.

Mais le film n’est en aucun cas un simple procès réactionnaire de gamers décérébrés et accros à la violence gratuite. Les questionnements abordés par Barbier, Causse et L’helgoualc’h parviennent à être bien plus profonds. La violence a une place certes mais ce lieu virtuel est aussi un défouloir, une échappatoire et un lieu de liberté. Tout en racontant une immersion intense (les cinéastes ont joué un millier d’heures pour constituer leur film, leurs interlocutrices et interlocuteurs jouent parfois depuis une dizaine d’années), le long métrage aborde avec intelligence la frontière entre le réel et le virtuel. Oui, c’est un lieu de fiction pour la plupart des personnes interrogées, même si certaines sont conscientes du risque de s’y perdre. Il y a un recul, une lucidité sur cet effet de VR. Mais ce qu’on y ressent est bel et bien réel.

Les souvenirs laissés par ces heures de déambulations et d’interactions sont-ils virtuels ? « On a l’impression qu’on a de vrais souvenirs, comme si c’était vraiment arrivé », confie un joueur. Mais c’est arrivé, et c’est ce que les cinéastes parviennent à raconter. Ils rendent compte ici d’un extraordinaire champ fictionnel et de son pouvoir sur le réel ; c’est un road movie tentaculaire où l’on peut croiser des psychopathes et des contemplatifs, où l’on recherche l’adrénaline ou la relaxation. Est-ce une fantaisie ? Est-ce une utopie ? La vraie vie parfois s’invite, une mère parle mais doit aller chercher son enfant. Les pleurs du bambin s’invitent dans le jeu, la mère s’absente, mais son avatar reste à l’image, immobile, les yeux ouverts. Elle est absente mais elle est encore là.

L’expérience des cinéastes, un prolongement de ce qu’ils avaient déjà entamé dans leur moyen métrage Marlow Drive, conçu à partir d’images du jeu vidéo GTA V, est aussi fascinante que généreuse. On nous invite dans un monde qui, à l’heure du confinement, paraît parfois « plus vrai » que le nôtre, confie un participant. Il serait très facile de caricaturer des joueuses et joueurs passant des heures enfermé.e.s à la maison dans un monde virtuel, mais les cinéastes, au contraire, embrassent toute la richesse de leur sujet. Celui-ci devient une expérience sociologique posant des questions existentielles. Et à la rencontre de ces personnes de tous horizons, qui se connaissent et ne se connaissent pas, le film dépeint de manière étonnamment émouvante une vraie communauté.

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par Nicolas Bardot

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