
Alors qu’elle traverse une période de flou, la cinéaste Sophie Bédard Marcotte tourne sa caméra vers son voisin dramaturge. Ensemble, il et elle décortiquent en chapitres irrésistiblement drôles les différentes étapes de la création artistique. Du Canada à l’Islande, une exploration intime et universelle de l’incontrôlable nature de l’existence humaine.

J’ai perdu de vue le paysage
Canada, 2025
De Sophie Bédard Marcotte
Durée : 1h25
Sortie : –
Note :
COMME DE L’EAU DE ROCHE
Quoi de plus immuablement sérieux qu’une roche solitaire dans le désert ? Tel est le point de départ visuel de ce documentaire québécois. Or, la réalisatrice Sophie Bédard Marcotte décide de parer cette image première de bruitages rigolos sortis d’un épisode de Vidéo Gag. A peine a-t-on le temps de se faire à ce décalage (le premier de toute une série), que nous perdons effectivement de vue le paysage, comme promis par le titre. Après cette mini introduction rêveuse, on se réveille dans un décor plus terre à terre, en plein Montréal. Ce n’est pas en direction d’un lointain désert que la documentariste pointe sa caméra mais à peine quelques étages plus bas de chez elle, en direction de son voisin. Celui-ci, presque un inconnu pour elle, s’apprête à écrire et mettre en scène une pièce de théâtre expérimentale autour d’un mythe de Sisyphe et de son rocher. Tout reste à faire mais sa motivation est contagieuse, elle décide donc de documenter son processus créatif et d’en faire le sujet de son film.
Bédard Marcotte commente donc l’affaire de sa voix off pas tout à fait moqueuse mais au respect un peu interloqué tout de même. Il faut dire que la pièce de son drôle de voisin est un saut dans le vide qu’il peine lui même à décrire dans les formulaires de subventions. Elle nous le décrit avec soin puis se reprend aussitôt, et ce gag récurrent est ce que le film offre de meilleur : toutes les dix minutes, la cinéaste reprend l’histoire en repartant du point de départ mais en changeant son commentaire, comme si elle avait oublié ce dont elle était déjà en train de parler ou comme si elle craignait de ne pas avoir été assez claire dans son projet de making of. Ses tâtonnement à lui se reflètent en miroir dans ses hésitations à elle, et pourtant tout cela tient joyeusement debout. Se poser la question « mais où est-ce que ca va ? » devant un film trahit parfois une confusion fatale, mais J’ai perdu de vue le paysage ressemble plutôt à un sympathique jeu de piste méta porté par un plaisir contagieux de la découverte.
Le rire provoqué par ce documentaire est chaleureusement lunaire plus que cynique et mordant. Bédard Marcotte est vraiment intéressée par le projet de son voisin et celui-ci sait vraiment ce qu’il fait, contrairement aux apparences (hors contexte, il y a quelque chose d’ubuesque dans les répétitions de sa troupe devant composer avec des cailloux). La réalisatrice explique avoir souhaité faire un film « dans lequel je me laisserais porter par le réel » et après bien des péripéties glanées sur une période allant de l’avant à l’après confinement, elle nous fait comprendre avec un sens élégant de la surprise (qu’on ne révélera donc pas) que le réel a effectivement rattrapé de façon très concrète la cinéaste et son sujet. Ce double portrait de créateurs face à leur doutes et leur passion finit par ne faire plus qu’un.
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par Gregory Coutaut