Festival de Cannes | Entretien avec Dorian Jespers

Où sommes-nous ? Voilà la première question que l’on se pose au tout début de Loynes, dévoilé à la Quinzaine des Cinéastes. Et ce n’est pas la seule fois que cette question va se poser. Liverpool, au XIXe siècle : procès d’un cadavre qui n’a ni nom ni passé. Dans ce tribunal, tout le monde semble dingue – imaginez le procès à la fin d’Alice au pays des merveilles, mais en prises de vue réelles. Réelles ? L’image étrangement cotonneuse questionne ces visions insensées. Dans ce tourbillon chaotique où personne ne sait ce qu’il fait, le Belge Dorian Jespers filme l’Histoire et le monde comme un cercle fou où rien ne change jamais. Une vision stupéfiante qui se distingue comme l’un des meilleurs courts de l’année.


Quel a été le point de départ de Loynes ?

Le projet de Loynes a connu de nombreuses transformations et changements de forme au fil des années de sa création. Il est passé d’un traitement de long métrage à une installation vidéo au Fresnoy, puis finalement à ce court-métrage. Si bien que je me perds un peu dans les points de départ. Je peux cependant en isoler deux très anciens :

L’histoire du pape Formose, un pape sorti de sa tombe pour être jugé lors du Concile cadavérique. L’image de ce cadavre rhabillé de ses vêtements papaux pour faire face à l’élite romaine me fascine, elle mêle l’absurde, la philosophie et le sacré.

Un choc esthétique au musée d’Orsay devant le regard d’une célèbre prostituée du Second Empire — Marie-Anne Detourbay, devenue puissante comtesse de Loynes en gravissant les échelons grâce à ses charmes.

Le film est resté sur cette ligne étrange, entre le tout petit, un regard, un corps et une grande société qui se cherche.



« Où sommes-nous ? » : c’est une question qu’on se pose à plusieurs reprises dans votre film. Est-ce que cette désorientation était l’un des moteurs créatifs de Loynes ?

Pas vraiment. En moi, ces lieux, à ces époques et dans ces ambiances, se complètent de manière harmonieuse ; ils se renforcent même. L’agitation de l’un, le calme de l’autre, l’obscurité face à la lumière, le calme et le bruit, le vrai du rêve : ces différences aident à garder une balance naturelle des choses et rendent l’expérience plus immersive et agréable plutôt que désorientante. Mais je suis conscient que l’effet procuré est très subjectif. J’ai habité dans beaucoup d’endroits très différents depuis mon adolescence ; peut-être ai-je développé une familiarité avec les « incohérences » de lieu !

Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec votre directeur de la photographie Arnaud Alberola et de votre approche visuelle pour votre film ?

Nous avons des forces différentes en image et celles-ci se combinent pour créer l’image d’un film comme Sun Dog ou Loynes. Arnaud excelle sur le plateau : avec la lumière et la caméra en main, il comprend les décors, les acteurs, les couleurs, les costumes ; il a une énorme sensibilité esthétique. Personnellement, j’ai un côté plus geek : j’adore expérimenter avec les nouvelles technologies, des systèmes de caméras nouveaux ou incongrus, et me perdre dans les sous-menus des logiciels de post-production pour raconter différemment. Je passe beaucoup par la préparation et l’expérimentation alors qu’Arnaud est plus intuitif.

L’intro de Loynes s’est faite avec une caméra 360° attachée à un drone, le procès avec une dizaine de caméras TV cachées dans les décors et les costumes, et la fin a été augmentée par l’IA et les effets spéciaux. Il faut mes idées et mes recherches pour trouver le système, et il faut la sensibilité d’Arnaud pour lui donner vie et casser l’aspect théorique.



La scène du tribunal est complètement insensée et m’a évoqué le procès absurde d’Alice au pays des merveilles. Pouvez-vous nous parler de vos inspirations pour Loynes ?

Outre les deux références citées dans la première question, il y a l’humour des Monty Python (les blagues de répétition sont totalement volées à ce sketch du Brain Specialist). Il y a aussi l’absurde de Beckett, tout y est précis, millimétré, et pourtant, ce sont des constructions qui semblent ne mener nulle part. Ça rejoint le système du procès de Loynes qui s’effondre sur lui-même tout en continuant de fonctionner.

Plus sombre encore Thomas Bernhard et son livre Gargoyle qui, de manière moins évidente, aurait pu être cité comme point de départ — pour cette manière dont l’intérieur semble parasiter l’extérieur et le faire vaciller. Je me sens aussi extrêmement proche de la musique d’Einstürzende Neubauten, dont j’utilise une track pour la scène finale. EN, c’est de l’absurde, de l’humour, du sérieux, beaucoup de rigueur à mettre en forme l’insignifiant. Et contrairement à Beckett ou Bernhard, je crois qu’ils aiment profondément le monde et c’est très important pour moi.

Notez que les meilleurs passages du film sont écrits par Raphael Meyer et qu’il faut aller lui poser la question également !



Dans quelle mesure la dimension grotesque du film vous a-t-elle servi d’outil narratif pour dépeindre ce qui ressemble à une société folle et chaotique ?

Je ne sais pas si j’évite volontairement de donner du sens, ou si je n’en suis tout simplement pas capable, mais je promets que toute ressemblance avec une société contemporaine relève du ressenti, pas d’un message politique.

Si je m’en tiens à ce ressenti — comme pour les anachronismes spatio-temporels du film — je n’ai pas l’impression d’avoir cherché à brouiller les pistes. Le grotesque m’entoure, il infuse naturellement les histoires que je raconte. Rien de nouveau, d’ailleurs : je doute que l’an 800 du pape Formose ait été plus cohérent ou moins absurde que notre époque.

Mais j’y tiens : se reconnaître aussi grotesques que nos ancêtres me semble plus beau que désespérant. J’admire nos danses qui ne riment à rien ; puissent-elles durer encore longtemps !

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 26 mai 2025. Un grand merci à Jules Reinartz.

| Suivez Le Polyester sur BlueskyFacebook et Instagram ! |

Partagez cet article