Festival de Cannes | Entretien avec Xandra Popescu • Erogenesis

Déjà très remarquée l’an passé avec son ambitieux On the Impossibility of an Homage qui figurait dans notre dossier des meilleurs courts métrages de 2024, la Roumaine Xandra Popescu fait son retour avec Erogenesis, en compétition courts métrages à la Semaine de la Critique. Après un documentaire qui revient sur la carrière d’un danseur de ballet, Popescu signe un très surprenant film de science-fiction qui se déroule dans un futur proche. Empruntant aux codes du conte de fées, visuellement brillant, Erogenesis raconte une humanité incapable de perpétuer l’espèce. Comment enfanter autrement, et surtout comment trouver le plaisir ? Xandra Popescu nous en dit davantage sur ce séduisant ovni.


Votre court métrage précédent, On the Impossibility of an Homage, était un documentaire ancré dans le passé. Erogenesis, en revanche, est une fiction se déroulant dans un possible avenir. Quelle a été la étincelle initiale pour ce changement ?

Ces deux projets ne pourraient pas être plus différents, mais dans ma vie, ces deux projets sont indéniablement entrelacés. On the Impossibility of an Homage a été initié par une invitation de la productrice roumaine Ada Solomon à réaliser un portrait d’Ioan Tugearu, une star du ballet en Roumanie communiste. J’ai accepté l’invitation parce que l’aspect « diva » me parlait. Mais c’était un projet qui demandait beaucoup de travail émotionnel. J’ai été témoin d’un monde de ballet imprégné de dynamiques de pouvoir troublantes et de violences discrètes mais omniprésentes.

Travailler sur ce projet m’a amenée à réfléchir à ma relation au réalisme et à l’idée prévalente de l’artiste en tant que témoin. J’ai commencé à penser à la façon dont l’observation et la reproduction pouvaient renforcer une façon fixe de voir le monde, perpétuer des biais et des croyances non examinées. On the Impossibility of an Homage a accéléré ma rupture avec le réalisme. Peut-être que cela se serait produit de toute façon, mais cela l’a rendu inévitable. Je ne voulais plus travailler à partir de l’observation et de la plausibilité, mais à partir de lubies et de désirs. Je me suis sentie comme : j’en ai fini avec la réalité. Je ne lui dois pas de révérence. Je ne lui dois même pas d’en être témoin. Erogenesis ressemblait à une sortie de l’ombre. Avec ce film, je voulais construire un monde qui ne reproduit pas ce qui est, mais qui ouvre la possibilité d’un autre monde.



Les décors sont très expressifs dans Erogenesis ; il y a cette forêt de conte de fées, ce château caché à la Hadzihalilovic etc. Comment avez-vous approché cet élément en particulier de votre film ?

Erogenesis est un film de science-fiction mais c’est aussi un conte de fées, donc les lieux devaient incarner cette dualité. Je savais que le Centre d’Étude de l’Erogénité, où les chercheurs vivent et travaillent, devait être caché dans une forêt. Mon esprit est immédiatement allé vers ces étranges cliniques allemandes, souvent tournées vers la médecine alternative, cachées dans des forêts, comme des sanctuaires de la nouvelle ère. Nous nous sommes donc lancé.es dans une quête pour trouver des châteaux autour de Berlin. Notre château n’est pas caché dans une forêt, il est en fait près de l’autoroute. Mais c’est du cinéma. Dans l’histoire, le sous-sol où les chercheurs gardent leur invention semble faire partie du château. Mais c’est en réalité une ancienne distillerie d’alcool à Berlin.

Quant aux ruines sur la colline, c’était une toute autre forme de folie. Frédéric II de Prusse décida d’élever des ruines romaines antiques à cet endroit près de l’un de ses châteaux. Car pourquoi la Prusse ne devrait-elle pas avoir sa propre antiquité ? Dans le film, ces ruines artificielles deviennent le foyer d’un collectif appelé les Dieux Grecs. Ils sont décrits comme « un groupe de messieurs qui ont décidé de limiter leurs interactions avec les femmes et de passer la plupart de leur temps à cultiver leur physique ». Le site construit leur mythologie : une version idéalisée, presque comique de la suprématie masculine, enveloppée dans une atmosphère de tendre ridicule. La construction du monde du film repose sur ce mélange d’artifice historique, de décors surréalistes et d’absurdité prise au sérieux.



Pour décrire Erogenesis, vous avez dit que vous souhaitiez faire le portrait d’« un monde dans lequel les femmes choisissent le plaisir de manière radicale ». Pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?

Si vous pensez à des récits survivalistes comme La Servante écarlate ou Les Fils de l’homme, vous pouvez voir qu’ils reposent souvent sur la souffrance reproductive des femmes. Les femmes ont la charge de porter l’avenir, souvent de manière violente, souvent au prix de leur propre existence. Erogenesis renverse ce récit. Dans un monde au bord de l’extinction, les femmes qui pourraient sauver l’espèce prennent leur temps. Pendant que le monde attend le salut, elles s’immergent dans des expériences érotiques bizarres.



Pouvez-vous nous parler de votre choix d’utiliser une voix off qui a une présence importante dans le film ?

Je voulais utiliser la voix-off, mais pas avec l’autorité qu’elle porte souvent dans le format documentaire, plutôt avec une certaine légèreté et malice. Je savais que la clé de ce film serait l’insolence, et je voulais incarner cette énergie, donc j’ai pris le rôle de la narratrice. L’insolence est un affect que j’aime beaucoup. Dans ma vie personnelle, je suis peut-être l’opposée de l’insolence. Mais dans mon travail, cela devient presque une méthode. L’insolence évite l’autorité. Elle est fuyante et refuse d’être circonscrite. Quand vous êtes une outsider, vous ne pouvez pas vous battre directement. Vous devez toujours éviter, glisser à travers les fissures, trouver des poches de liberté. Vous le faites avec ironie, avec des détours, avec invention. Ce sont les armes que vous portez quand vous jouez le jeu auquel vous n’étiez jamais censé participer.



Erogenesis est impressionnant visuellement, pouvez-vous partager avec nous votre approche formelle ou quelques unes de vos inspirations ?

Pendant longtemps, j’ai résisté à mon goût pour le baroque. Mais je n’arrive pas à m’en défaire, alors je me suis dit, allons-y pleinement. J’ai eu la chance d’avoir ma complice, Clara Puhlmann, qui partageait cette vision et a rendu cette folie possible. Il est vrai que chaque image est très élaborée et référencée. L’inspiration provient de la peinture, de la photographie, mais aussi de recoins étranges d’Internet, parfois de l’érotisme softcore ou de films d’exploitation. Je ne recule devant rien. Au contraire, je considère ces éléments comme des briques provenant des ruines, que nous utilisons pour construire quelque chose de nouveau.



Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 8 mai 2025.

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