Festival de Cannes | Entretien avec Agnès Patron

Remarquée notamment avec son court métrage d’animation L’Heure de l’ours, césarisé en 2021, la réalisatrice française Agnès Patron signe Une fugue, dévoilé en première mondiale et en séance spéciale à la Semaine de la Critique. Dans la quiétude nocturne, une maison au cœur des bois. La réalisatrice traite avec sensibilité du temps, du souvenir, de la proximité de l’enfance, dans un film où tristesse et douceur se mêlent avec une grande délicatesse. Agnès Patron est notre invitée.


Quel a été le point de départ d’Une fugue ?

Je crois que je peux situer les premiers dessins d’Une fugue autour de la naissance de ma fille, pendant le confinement. Son frère de six ans n’avait plus école, et j’ai eu tout le loisir d’observer le lien qui commençait à se tisser entre eux. Moi aussi j’ai un frère, et du côté de ma mère nous sommes uniquement des binômes frère-sœur, un étrange hasard car ma grand-mère maternelle a perdu son unique frère, de neuf ans plus âgé, lorsqu’elle était encore jeune. Elle l’adorait et nous avons grandi avec ce fantôme merveilleux qui ne l’a jamais quittée. Je me suis souvent demandé ce que cela faisait de devenir un jour plus vieille que son frère aîné figé dans le temps par une mort accidentelle. C’est quand j’ai commencé à agencer tous ces éléments ensemble que l’écriture du scénario avec Johanna Krawczyk a pu vraiment débuter.



En quoi le silence vous a-t-il servi d’outil narratif dans Une fugue ?

Je n’arrive pas à mettre des dialogues dans mes films. Dans ma tête les images dessinées sont souvent associées au silence, je ne saurais pas trop dire pourquoi. En tout cas, quand je découpe mes films, je le fais à travers des gestes, des rythmes, je pense au son et à la musique mais les voix disparaissent. Dans Une fugue, je crois que le silence a fini par s’imposer comme un moyen de faire entrer une forme d’étrangeté dans le récit : Soeur se souvient de Frère, des nuits d’été, de la rivière, mais ce souvenir est malmené et se dérègle progressivement. Le silence permettait de renforcer leur lien en ne passant que par des gestes, et en même temps la vraisemblance voudrait que ces deux enfants chuchotent, crient, se parlent. Mais comme on se trouve dans une zone étrange qui est celle de la mémoire, rien n’y est totalement logique.



Comment avez-vous trouvé la juste place dans votre court métrage entre l’atmosphère de douceur mais aussi d’inquiétude ?

J’aime bien storyboarder et monter. C’est une écriture en soi, un espace de liberté pour la mise en scène, où on tricote et détricote le récit. J’ai l’impression que c’est là que ça s’est joué pour le film : au moment du storyboard, de l’animatique (montage « brouillon » du film avec des images à peine animées) puis du montage final. Travailler le rythme dans sa globalité s’est imposé comme une condition dès le départ pour parvenir à équilibrer les moments de douceur et d’inquiétude. Nous y avons d’ailleurs réfléchi dès le scénario en posant des jalons temporels précis au moment de l’écriture. Le travail des animateur.ices a été guidé par cette envie de balancer entre deux mouvements contraires, l’équipe a été très à l’écoute des directions que je voulais prendre : quelque chose de synthétique qui puisse dire en peu d’images l’essentiel de l’émotion et, de fait, marquer les contrastes.



Vous avez une manière très sensible de traiter du temps, de l’enfance et du souvenir dans Une fugue. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ces thématiques en particulier ?

Peut-être parce que l’enfance est ce qui me relie le plus à des sensations et des émotions que je tâche de conserver intactes, ou du moins de ne pas oublier. Faire un film me permet de les réactiver et sans doute de retraverser ma propre enfance. Le temps en animation est un sujet en soi : nous mettons des mois à produire quelques minutes de film, cette lenteur nous pousse peut-être à le ressentir différemment. Dans Une fugue je voulais qu’il puisse d’abord s’étirer dans le calme de la nuit puis se fragmenter et nous bousculer lorsque le deuil vient percuter la douceur des souvenirs : ça se joue dans le mouvement mais aussi dans la façon dont on fait vibrer la matière au moment de peindre chaque image. Quant au souvenir, c’est sûrement lié à ma petite âme mélancolique. Je suis souvent tournée vers mes souvenirs.



Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

En court-métrage animé, Atsushi Wada et Igor Kovalyov sont deux références dans la façon qu’ils ont de travailler le montage et le mouvement, mais je découvre sans cesse de nouveaux films et je suis très admirative de plein de réalisateur.ices qui sont soit des contemporain.es soit plus jeunes que moi. En long métrage, ce sont les films de Jane Campion avec en tête La Leçon de piano : l’enfance crue, la violence, la douceur, le silence et la musique, tout y est. Le travail de Clément Cogitore m’a aussi beaucoup marquée, notamment Braguino que j’ai revu pendant le tournage d’Une fugue : je voulais le montrer à l’équipe animation parce que je me souvenais de ces groupes d’enfants livrés à eux-mêmes en bord de rivière, leur façon de bouger à la fois vive et lente, mais j’avais complètement occulté la scène de la mise à mort de l’ours et je crois que ça en a traumatisé quelques-un.es, je m’en suis bien voulu. Dans un autre registre, j’adore les films de Sophie Letourneur, je ris à l’infini en les regardant et en même temps il y a une mélancolie très forte qui les traverse.



Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 13 mai 2025. Un grand merci à Luigi Loy.

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