
Dévoilé lors de la dernière Mostra de Venise, Playing God est en compétition cette semaine au Festival National du Film d’Animation de Rennes. Dans ce court métrage d’animation, une sculpture est à la merci de son créateur, au cœur d’un inquiétant atelier. L’Italien Matteo Burani signe un film hanté où le saisissant travail sur la matière évoque le body horror. Nous avons rencontré le réalisateur.
Quel a été le point de départ de Playing God ?
Le point de départ de Playing God est venu d’une période très personnelle et complexe de ma vie. Après des années à travailler dans le monde de l’animation image par image, j’ai traversé une période de burn-out qui m’a amené à m’interroger sur ma valeur personnelle, mon rapport à la créativité et le poids des attentes, qu’elles soient externes ou auto-imposées. J’ai ressenti un profond sentiment d’inadéquation, comme si rien de ce que je faisais n’était jamais suffisant. De cette crise est née l’idée de raconter l’histoire d’une créature rejetée par son propre créateur. La sculpture en argile est devenue une métaphore de ce sentiment d’échec, mais aussi du désir d’être reconnu, accepté, compris. Le Sculpteur, en revanche, représente cette voix de jugement – ambiguë, arbitraire – qui décide de ce qui a de la valeur et de ce qui n’en a pas. Playing God est né d’une réflexion sur ces mécanismes internes, mais aussi sur la façon dont la société a tendance à marginaliser ce qui n’est pas conforme à certaines normes de perfection.

Quelle est votre relation au body horror, est-ce que c’est un genre qui a nourri l’histoire de Playing God ?
Le body horror m’a toujours fasciné par sa capacité à explorer l’intime et le vulnérable à travers le corps humain ou sa représentation. Si Playing God n’est pas de l’horreur corporelle au sens strict du terme, ce thème entre dans le film de manière subtile, notamment à travers la matière des sculptures. L’argile, traitée presque comme de la « chair organique », devient un élément symbolique puissant : à travers elle, le film explore la transformation et la désintégration, une tension continue entre création et destruction. La sculpture autodestructrice est une déformation corporelle qui ne se produit pas naturellement – elle est forcée par un jugement extérieur, un jugement qui conduit à la rupture et à la désintégration.
Je voulais mettre l’accent sur la proximité entre l’argile et la chair pour donner aux sculptures un fort sentiment de physicalité et de vulnérabilité. De cette façon, les corps des créatures deviennent des véhicules pour exprimer le conflit intérieur : la lutte pour la perfection, l’effondrement des attentes et, finalement, l’acceptation de l’imperfection. La déformation des sculptures de Playing God n’est pas liée à l’attrait esthétique du body horror, mais à sa puissance narrative – elle véhicule les thèmes du rejet, de la douleur émotionnelle et de la quête d’identité.

J’ai eu le sentiment que l’étrangeté de l’atmosphère dans Playing God venait aussi de votre travail remarquable sur les échelles et les tailles. Pouvez-vous nous en dire davantage sur cet élément en particulier ?
Oui, la gestion de l’échelle et de la taille a joué un rôle crucial dans l’établissement de l’atmosphère de Playing God. Le choix de manipuler les proportions, en particulier entre le sculpteur et les sculptures, a été conçu pour refléter visuellement le pouvoir et l’impuissance, l’aliénation et l’intimité, qui sont les clefs de l’histoire. L’image d’un immense sculpteur interagissant avec des créatures beaucoup plus petites et fragiles suggère une dynamique de domination, mais aussi une méconnaissance totale de la communication entre le créateur et la création.
Visuellement, je voulais que la caméra explore ce contraste d’une manière qui impliquerait physiquement le spectateur dans l’espace. Dans certaines scènes, des mouvements de caméra minimaux et des objectifs grand angle aident à souligner la distance entre le microcosme des sculptures et le macrocosme du Sculpteur, renforçant la solitude et le désespoir de la sculpture, qui apparaît de plus en plus insignifiante par rapport à la figure imposante du Créateur. Ce contraste d’échelle devient aussi symbolique du thème de la marginalisation : la sculpture, malgré son potentiel, est réduite à un objet, banni par l’acte même de création. Ce jeu d’échelle renforce le sentiment d’éloignement et la lutte pour communiquer, renforçant le ton surréaliste et troublant du film.

Qui sont vos cinéastes de prédilecrion et/ou qui vous inspirent ?
Mes principales inspirations cinématographiques sont des cinéastes et des auteurs qui explorent la condition humaine à travers le corps, l’esprit et l’irréel, qui réfléchissent aux contradictions intérieures, au conflit entre le visible et l’invisible, et aux crises identitaires. Mais un élément fondamental qui imprègne mon travail est l’héritage artistique et culturel de mon pays, l’Italie. Sa tradition sculpturale et picturale a profondément influencé ma sensibilité visuelle et narrative.
David Cronenberg, en particulier, a eu un impact majeur sur mon approche du corps et de la transformation, notamment à travers sa philosophie « New Flesh ». Des films comme Videodrome et La Mouche explorent la fusion du corps et de la technologie, où la mutation corporelle devient un symbole d’aliénation et de perte d’identité. L’utilisation de l’argile comme chair dans Playing God vise à évoquer cette transformation et cette désintégration du corps, à l’image de la fragilité psychologique et physique des personnages.
Lars von Trier est une autre influence puissante, en particulier pour son exploration brute de la psychologie humaine et du conflit intérieur. Des films comme Antichrist et Melancholia plongent dans la souffrance et la solitude avec une honnêteté brutale. Sa vision du chaos intérieur et sa fusion de la réalité et de la profondeur psychologique m’ont inspiré à développer un langage visuel qui combine surréalisme et drame psychologique.
Jan Švankmajer, le maître surréaliste tchèque, a été une source d’inspiration majeure pour mon approche de l’animation et de la fusion du stop-motion et de la prise de vue réelle. Son esthétique onirique et troublante, associée à sa capacité à animer des objets et des matériaux, a grandement influencé mon traitement tactile de l’argile et la création de mondes physiques déformés qui défient la réalité.
Un élément crucial dans la formation de l’esthétique de Playing God est également la grande tradition artistique italienne. Bologne, ma ville natale, est un carrefour d’art, d’Histoire et de culture, et beaucoup de ses œuvres d’art et monuments ont fortement influencé mon travail. J’ai été particulièrement inspiré par la sculpture en terre cuite La Lamentation sur le Christ mort de Niccolò dell’Arca, exposée dans l’église de Santa Maria della Vita. Cette pièce extraordinaire, qui capture une intensité émotionnelle profonde et une tension dramatique, incarne parfaitement la plasticité sculpturale que j’ai cherché à reproduire dans mon court-métrage. La terre cuite, un matériau fortement lié à ma ville, a été traitée comme de la chair, de la chair vivante et palpitante, tout comme l’argile de mon film devient un corps qui respire, souffre et se transforme.
Le traitement puissant de la forme humaine par Michel-Ange a également joué un rôle majeur. Ses figures monumentales, comme David ou Moïse, sont pleines d’énergie vitale et de tension, et elles m’ont inspiré à sculpter mes créatures en stop-motion avec une intensité émotionnelle et physique similaire. L’esthétique de Playing God s’inspire également du clair-obscur dramatique du Caravage, qui met en évidence la tension entre la lumière et l’ombre, le visible et l’invisible. Son utilisation de la lumière pour améliorer la corporéité a inspiré mes compositions visuelles, en particulier dans les scènes les plus intimes et claustrophobes, où l’éclairage accentue les déformations et les vulnérabilités des personnages.
Une autre influence clef est Francisco Goya, dont les peintures et les gravures explorent la folie, la douleur et la distorsion de la réalité. Ses Peintures noires et Los Caprichos ont profondément influencé mon approche visuelle, ajoutant des éléments troublants et une fusion du fantastique et du grotesque. Goya montre comment la réalité peut être déformée et comment la raison peut céder la place à l’obscurité et à la folie – un concept qui se reflète dans la désintégration de l’identité et le rejet auxquels sont confrontés les personnages de mon film.
Enfin, des auteurs italiens comme Luigi Pirandello et Dino Buzzati ont été essentiels à ma compréhension de la fragilité de l’identité et de la complexité de la condition humaine. Un, personne et cent mille de Pirandello a particulièrement influencé l’imagerie et la mise en page de l’affiche du court métrage, où le protagoniste est entouré de différentes versions de lui-même – un conflit interne rendu visible. Le storytelling visionnaire et troublant de Buzzati a nourri ma recherche d’une atmosphère suspendue et surréaliste où la réalité et l’imaginaire se mêlent de manière ambiguë et troublante.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?
La dernière fois que j’ai eu l’impression de découvrir quelque chose de vraiment nouveau et stimulant, c’était lors de mes récents voyages dans des festivals italiens et européens. Cette période intense de projections et de rencontres avec d’autres œuvres m’a donné l’occasion de m’immerger dans le travail de réalisateurs émergents et établis dans le monde du court métrage. Voyager et rencontrer des gens du monde entier me permet de me connecter directement à différentes sensibilités artistiques, ce qui m’aide à comprendre comment l’art, en particulier dans le format du court métrage, peut parler universellement tout en reflétant les réalités locales.
Cependant, ce processus de découverte révèle aussi comment mon propre travail est perçu. Il y a eu plusieurs occasions où mon court métrage Playing God a été négligé au profit d’œuvres avec des messages politiques plus explicites ou des visions du monde déformées avec lesquelles j’ai personnellement du mal à me connecter. Malheureusement, ce contraste se reflète souvent dans les choix des critiques et des jurys de festivals, où l’esthétique plus « moderniste » ou les positions idéologiques plus claires ont tendance à dominer.
Un aspect particulièrement intéressant de cette période a été l’explosion des œuvres audiovisuelles générées par l’IA, un sujet d’actualité. Dernièrement, j’ai assisté à une prolifération de courts métrages entièrement créés avec l’IA, et je me demande ce que cela signifie pour nous, créateurs, qui considérons l’animation – et l’art – comme une manifestation de la créativité humaine.
Récemment, dans la shortlist de notre académie nationale du cinéma (David di Donatello), un court métrage entièrement réalisé avec l’IA a reçu une attention considérable, alors qu’aucun film d’animation traditionnel n’a été inclus. Pour ceux d’entre nous qui utilisent l’animation comme forme d’expression, cela pique.
Souvent, l’idée de « nouveauté » est quelque chose que seul le temps peut vraiment définir. Aujourd’hui, beaucoup de ceux qui prétendent présenter quelque chose de « nouveau » ne font que répéter quelque chose qui existe déjà, mais avec une saveur légèrement différente. La vraie nouveauté, celle qui laisse une marque, est rarement reconnue immédiatement. Elle arrive souvent tranquillement, et ce n’est qu’avec le temps qu’il se révèle vraiment révolutionnaire. Un paradoxe, peut-être, mais aussi une vérité : la nouveauté ne s’éclaircit qu’après coup, une fois que l’œuvre a suivi son cours et qu’elle trouve une nouvelle interprétation rétrospectivement. Cela fait de notre travail, en tant qu’auteurs et créateurs, un acte de foi en notre vision – un pari sur l’avenir qui est rarement compris dans le présent.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 18 avril 2025. Un grand merci à Estelle Lacaud.
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