
Lauréat du prix du jury de la Semaine de la Critique et récemment élu meilleur premier film de l’année par l’International Cinephile Society, Blue Sun Palace se déroule dans un salon de massage new-yorkais frappé par une tragédie. C’est un drame pudique où douceur et douleur se mêlent. Les protagonistes y suivent des parcours au relief inattendu, avec un deuil qui n’est pas forcément exprimé comme on l’attend. Blue Sun Palace sort ce mercredi 12 mars en salles. Sa réalisatrice, l’Américaine Constance Tsang, est notre invitée.
Je voudrais débuter cet entretien par une question sur le design sonore, et la manière dont vous utilisez le son pour créer un effet d’immersion immédiat.
Vous l’avez deviné, j’adore le design sonore ! C’est probablement l’une de mes étapes préférées du travail cinématographique. C’était particulièrement important dans ce film puisque la plupart du temps la caméra est fixe et c’est ainsi que nous découvrons l’univers dans lequel évoluent les personnages. Or, je voulais trouver un moyen de faire clairement vivre la ville où cela se déroule. L’action se passe à New York et je voulais traduire la spécificité de ce lieu. C’est dans ce but-là que j’ai utilisé le son comme un outil. La recréation de l’environnement sonore permet de s’attacher psychologiquement aux personnages. C’est un travail que j’ai effectué avec l’aide de mon excellent designer sonore.

Qu’est-ce qui vous a fait opter pour un salon de massage comme décor principal de ce récit ?
J’ai fait beaucoup de recherches préalables. Je me suis rendue dans beaucoup de salons de massages, je me suis entretenue avec les femmes qui travaillent dans ces endroits-là, mais pas uniquement. J’ai également rencontré des travailleurs sociaux spécialisés dans les violences conjugales et dans la traite des êtres humains, notamment des femmes. Au fil de ces conversations, j’ai réalisé que les femmes qui travaillent dans ce type d’endroit sont victimes d’un paradoxe : ce sont avant tout des guérisseuses, c’est à dire qu’elles apportent du réconfort, et pourtant elles ne sont jamais réconfortées à leur tour. La plupart d’entre elles emmagasinent tellement de tensions qu’elles ont à leur tour besoin d’être massées par leurs collègues. C’est ce qui m’a poussée à faire du salon que l’on voit dans le film une sorte de cocon. Je voulais que ce lieu deviennent un endroit où elles puissent trouver du soutien et de la stabilité.

Comment avez-vous trouvé votre équilibre entre la dureté de ce que vivent les personnages et la chaleur qui se dégage de ce lieu de travail qui est comme un cocon pour elles ?
C’était très instinctif, de toute évidence. La plupart des événements du film existaient déjà quelque part dans mon esprit, ils n’ont jamais quitté ma mémoire. Ce n’était pas très difficile d’écrire dessus. Je dirais que le résultat est une accumulation ou plutôt un mariage entre mes expériences personnelles et mes recherches professionnelles sur le sujet.
Aviez-vous cette structure narrative particulière à l’esprit dès le début ?
La structure a subi beaucoup de modifications au fil des réécritures. D’ailleurs, je n’accordais pas à la base une importance égale à tout ce groupe de personnages. La première version, davantage axée autour d’Amy, était un récit d’apprentissage au déroulé sans doute un peu plus classique, mais quelque chose ne me convenait pas là dedans, j’ai beaucoup réécrit. Ce n’est qu’en écrivant la cinquième version du scénario, je crois, que j’ai trouvé cette structure. Avec le recul, je me demande si le confinement et la vie post-Covid n’a pas eu une influence sur ma manière de réenvisager ce récit.

La mise en scène évolue au fil du film. La caméra est d’abord fixe et à distance avant de devenir de plus en plus libre. Pourquoi cela?
La caméra est l’outil qui nous relie le plus aux personnages. J’essaie de faire en sorte que la caméra soit toujours au diapason des battements de cœur de chaque scène. Ce qu’un personnage ressent, exprime, réprime… tout ça, c’est une question de langage de caméra. Dans l’une des toutes premières scènes, la caméra va et vient entre les deux héroïnes, c’est une manière de traduire le lien intime qui les unit. Pour chaque scène, j’ai été très stricte en ce qui concerne la nécessité ou non de faire bouger la caméra. Je ne voulais pas que ce soit gratuit. Si la caméra bouge : où va-t-elle, qu’est-ce que ça veut dire? Et si elle ne bouge pas, pourquoi est-elle là où elle est ?
J’imagine que c’est également ce qui vous a amenée à utiliser de nombreux plans-séquences ?
Absolument. Je voulais que le temps se déroule sur un rythme très spécifique dans ce film, d’où l’utilité des plans-séquences. C’est là que l’étape du montage a été décisive. Bien sûr, le montage est toujours une question de durée et de temporalité, on ne fait jamais que monter du temps. Mais la question du rythme a ici souvent pris le pas sur de strictes raisons narratives au moment du montage. Je voulais que les plans résonnent les uns avec les autres selon les différents moments du film.

Le film a-t-il beaucoup changé au montage ?
Oui, mais je pense que c’est probablement le cas pour tous les cinéastes. Le premier montage de Blue Sun Palace faisait trois heures. C’était trop long dans le sens où tout n’avait pas strictement besoin d’être inclus au final. J’ai surtout réalisé que chaque scène n’avait pas impérativement besoin d’un début et d’une fin au sens traditionnel. A partir de là, le travail de montage a précisément consisté à redéfinir les enjeux au cœur de chaque scène et d’y trouver de nouvelles portes d’entrée ou de sortie, tout en conservant une lisibilité narrative et affective, bien sûr. Je repense souvent à ce que me disait l’un des professeurs : « Vous écrivez un scénario, pas une pièce de théâtre ». Ce qu’il voulait dire par là, c’est qu’afin d’être à son meilleur, l’écriture scénaristique doit laisser une part d’inexprimé pour pouvoir laisser rentrer le spectateur. Après tout, lorsqu’on fait un film on est déjà en train d’utiliser différents sens simultanément pour raconter quelque chose, les meilleures styles d’écritures sont alors ceux où on rééquilibre en s’économisant.

Pour revenir au travail sur l’image, comment avez-vous travaillé avec notre chef opérateur ?
Norm Li est quelqu’un avec qui j’ai déjà travaillé, il avait déjà fait la photo sur Beau, mon court métrage de fin d’études. C’était un sacré avantage de savoir à l’avance comment on travaillerait ensemble, comment on dialoguerait et échangerait des idées. Je crois que la question qui nous revenait le plus à l’esprit sur ce film était « Comment parvenir à traduire à l’image l’idée que ce que nous voyons est subjectif, alors même que tout est tourné en plan séquence ? Comment redonner une dimension humaine à ces images et permettre au public de s’y reconnaitre ? ». J’en reviens à l’idée que chaque mouvement de caméra a été dicté par notre volonté de servir les personnages et leur permettre de s’exprimer.
Qu’est-ce qui vous a fait opter pour le 16mm ?
C’est si beau, j’adore cette texture. Le 16mm apporte une dimension sensuelle et presque spirituelle. Or, dans la deuxième et la troisième partie du film, je voulais faire en sorte que la présence de Didi se fasse encore sentir. J’adore travailler avec la pellicule. J’ai tourné plusieurs courts sur pellicule, donc ça me semble désormais naturel. Et puis ça change l’énergie sur un plateau : on ne peut pas prendre le risque de gaspiller de la pellicule et donc de l’argent, donc j’apprécie grandement que ça oblige tout le monde à être fin prêt à chaque fois que je dis « action » (rires).

Vous évoquez l’importance du rythme et du sentiment d’immersion, est-ce que le tournage a été prétexte à des improvisations de la part des comédiens ou bien tout était déjà présent à l’écrit ?
Oui, nous avons laissé beaucoup de place à l’improvisation, mais plus précisément à ce que j’appellerais une improvisation maitrisée. Nous avons passé beaucoup de temps à répéter. Nous avons répété l’intégralité du scénario à plusieurs reprises afin que toutes les comédiennes et tous comédiens saisissent les enjeux de chaque scène, pour son personnage mais aussi pour les autres. Mais c’était mon premier film, je n’étais pas toujours très sûre de ce que je faisais, donc je tenais aussi à m’assurer que chaque scène serait bien fidèle aux sentiments que je souhaitais qu’elle exprime. Le premier jour du tournage, j’ai donc dit aux comédiens « D’abord on tourne ce que j’ai écrit et qu’on a déjà répété, puis après vous pourrez improviser à partir de là ». Et à partir de là, je les invitais à oublier les dialogues et à exprimer de leur propre manière ce qu’ils ressentaient.

Comment Lee Kang-Shen s’est il greffé à ce projet ?
C’est un acteur et un collaborateur exceptionnel, sa manière de s’approprier le récit et son personnage est si spécifique. Surtout, il possède son propre rythme. La manière dont le temps s’écoule autour de ses personnages, c’est vraiment sa propre création. C’était un petit miracle qu’il ait accepté de faire partie de ce projet. Une fois qu’il était à bord, j’ai modifié certaines décisions artistiques en le prenant spécifiquement en compte mais ça me semble être la moindre des choses, n’est-ce pas ?
Qui sont les cinéastes qui vous inspirent le plus ?
Je retourne souvent puiser l’inspiration dans le cinéma de Béla Tarr. J’y ai repensé il y a encore quelques minutes, au moment où je vous parlais du montage : cette idée selon laquelle on peut faire naitre un film par la durée, cela vient de lui. Je ne vois aucun autre cinéaste qui soit allé aussi loin que lui sur ce point. Je garde un souvenir très vif d’avoir assisté à une projection intégrale de Satantango, c’était clairement l’expérience la plus cinéphile de ma vie. Ce fut même une révélation, cela m’a ouvert les yeux sur toutes les possibilité du cinéma. Je revisite régulièrement la cinématographie de Chantal Akerman, et pas plus tard qu’hier j’évoquais mon amour pour Les Glaneurs et la glaneuse d’Agnès Varda. J’aime beaucoup la manière dont ces deux réalisatrices incluent des éléments personnels dans leur œuvre. Même si l’on filme quelque chose dont l’échelle nous dépasse, j’estime que c’est important de montrer que l’on a conscience de notre point de vue, conscience de l’endroit depuis lequel on filme et on raconte.
En parlant d’inspiration, j’ai une anecdote : hier j’ai montré le film en avant-première à Montreuil, et le journaliste brillant qui présentait la séance m’a prise de court en me demandant quel était mon rapport à Sueurs froides. C’est effectivement un film que j’ai vu un très grand nombre de fois, mais je n’aurais jamais spontanément pensé à citer le film comme une source d’inspiration pour Blue Sun Palace. J’ai été fascinée que ce journaliste ait pu deviner par des chemins inconscients ma fascination pour ce film, qui est lui-même une histoire de cheminement inconscient. C’est vrai que les deux films parlent de thèmes proches, mais je n’avais pas réalisé à quel point j’adorais ce film, ni non plus à quel point il avait influé ma manière d’envisager la narration.
Quel est le dernier film que vous ayez vu et qui vous ai donné l’impression de découvrir quelque chose de neuf ?
Je citerais un film qui, si je ne m’abuse, est sorti récemment en France : Viet and Nam. C’est très spécial de pouvoir créer une œuvre aussi singulière sur tous les plans. J’ai particulièrement adoré cette fin, qui m’a laissée bouche bée. Je voudrais également citer un film plus ancien mais que j’ai seulement découvert tout récemment, c’est Moi, toi et tous les autres de Miranda July. J’ai vécu le film comme une alliance de nostalgie et de magie.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 4 mars 2025. Un grand merci à Robert Schlokoff.
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