Fipadoc | Critique : Saturno

En 2018, mon grand-père a été arrêté pour abus sur mineurs et tentative d’enlèvement. Il a été condamné à douze ans de prison et attend son incarcération. Je le revois après plusieurs années, et je fais face à son regard, à ses réponses et à mes propres sentiments. Dans la maison familiale, je recueille les témoignages de trois générations bouleversées par ces révélations.

Saturno
Espagne, 2024
De Daniel Tornero

Durée : 1h36

Sortie : –

Note :

PARLER À MON PÈRE

Des personnes sont réunies autour d’un feu, appartiennent à différentes générations, forment peut-être une famille. Mais qu’est-ce qui brûle ? On distingue un instant ce qui ressemble à une photo. Peu après, dans une maison, on déménage, on décroche des tableaux, et le contexte ne nous est pas immédiatement donné. Dans Saturno, documentaire réalisé par l’Espagnol Daniel Tornero, le portrait se dessine petit à petit. La grand-mère donne des premiers indices, évoque une personne que tu aimes et qui te fait tellement de mal : « qu’il meure, je m’en fous. Il n’avait qu’à pas faire ce qu’il a fait ». Peu après, on parle d’un « putain de monstre ». Tornero réunit sa famille et invite ses membres à parler du grand-père, arrêté pour abus sur mineures et tentative d’enlèvement.

Tornero privilégie une mise en scène dépouillée, des cadres sur des visages tandis que le décor est à peine esquissé. C’est un film sur la parole, mise en valeur par cette épure formelle et par le silence qui l’entoure. Chacun.e parle, essaie de comprendre. Qu’est-ce qui caractérise un monstre ? A quoi pensait papy ? Qu’est-ce qu’on sait, qu’est-ce qu’on soupçonne et qu’est-ce qu’on ignore ? Les séquences ne sont pas si nombreuses mais sont généralement longues, et laissent de l’espace pour que les protagonistes s’expriment – et qu’ils et elles parviennent à trouver les mots pour parler de ce qui reste indicible.

Le cinéaste interroge également le grand-père incriminé. Le réalisateur n’a pas à le pousser pour que le vieil homme se transforme en catalogue quasi-exhaustif de la culture du viol. Violer des mineures est « un truc », « une connerie ». Il évoque « la vie de ces filles », qui « sont fautives à 90% ». Il se confie sur « le peu de mal » qu’il a fait dans sa vie, et puis de toute façon, « le mal est partout ». Tout est dit pour minimiser, tout cela revêt une dimension pathétique qui prend une tournure encore plus amère lorsqu’il affirme fièrement : « Je suis sûr que je n’irai pas en prison », terminant par un sophisme qui fera rire très jaune toute victime de viol ou simplement toute personne connectée au réel : « Si j’étais un violeur, je serais en prison ». Si l’on cite chacun de ces propos, c’est aussi parce que le film met en lumière avec éloquence le sentiment d’impunité qui habite des hommes comme papy. Qui finit par excuser ce qu’il a fait, dans un sommet de défense non-sensique, en avançant qu’il n’a jamais eu de « problème avec le fisc ».

Saturno est un film sur la parole partagée, c’est aussi un film sur la communication entravée. Il y a d’autres malaises non dits dans la famille, même si ceux-ci n’ont évidemment pas la même taille que ce dont le grand-père est accusé. Qu’est-ce que l’on se transmet de père en fils – précisément de père en fils car c’est de masculinité dont il est aussi question dans Saturno. C’est quoi être un bon père ? Le père et le fils se souviennent-ils d’une discussion, d’une seule, qu’ils auraient eue dans leur vie ? Saturne dévore un de ses fils, qu’en est-il des papas dans Saturno, des pères en général, de leurs échecs émotionnels ? Daniel Tornero pose de très bonne questions et ouvre un examen de conscience, quitte à finir par être traité d’« emmerdeur » par les propres membres de sa famille. On parle on parle, on parle en cuisinant, en emballant des objets, mais on parle enfin. « Tu ne vas pas refléter la vérité » dit le père craintif à son fils cinéaste. Pourtant, et c’est aussi l’un des pouvoirs de cet exercice cathartique, les points de vue – en tout cas celui du père – semblent avoir évolué entre le début et la fin du tournage.

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par Nicolas Bardot

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