Critique : La Déposition

1993. Emmanuel croit trouver un refuge auprès de Hubert, le curé de son village en Alsace. Mais un après-midi pluvieux, Emmanuel ressort du presbytère après avoir juré de ne jamais raconter ce qui s’y est passé. Trente ans plus tard, Emmanuel se souvient de ce jour. À la gendarmerie, il active discrètement l’enregistreur de son téléphone et commence sa déposition.

La Déposition
France, 2024
De Claudia Marschal

Durée : 1h32

Sortie : 23/10/2024

Note :

PAROLE ET UTOPIE

Sur les films familiaux que l’on voit dans La Déposition, les enfants s’élancent sur la même balançoire que l’on peut trouver dans n’importe quel jardin. Les photos de classe sont les mêmes que n’importe quelle photo de classe, avec des enfants ou adolescents alignés – les plus grands debout, les plus petits devant. Les vêtements moches des ados des années 90 sont les mêmes que sur n’importe quelle photo de l’époque. La famille d’Emmanuel est semblable à mille autres familles, son enfance dans les années 80 et 90 aussi. Et puis il y a les agressions sexuelles dont il a été victime, commises par un prêtre, alors qu’il n’a que 13 ans. Cela peut être qualifié de monstrueux, et cela ressemble à une sorte d’anomalie dans cette enfance comme les autres. Mais c’est, en fait, monstrueusement banal, comme le commente la réalisatrice Claudia Marschal dans notre entretien : « si on regarde les chiffres, on se rend bien compte que les violences sexuelles faites aux enfants sont banales. On se dit que c’est inimaginable, monstrueux, incroyable, etc. Mais c’est leur banalité qui est effrayante ».

Cette épreuve traversée par le jeune homme, même « banale », est un moment déterminant dans son existence. Même s’il y en a eu d’autres (comme un deuil) même si les années ont passé (Emmanuel a une petite quarantaine), le traumatisme et la violence qui l’accompagnent resurgissent. On parle dans La Déposition d’un besoin de justice, de se faire entendre. De fait, le documentaire met en scène la parole avec finesse et intelligence. Il y a la déposition froide, factuelle, les fragments reconstitués avec une distance temporelle, auprès de la police. Puis il y a les discussions familiales, les rancœurs, la façon dont on doit s’arranger avec la lâcheté des autres. « Soit disant que vous avez eu, entre guillemets, des relations avec mon fils », dit le père au prêtre. « Soit disant », « entre guillemets » : tout est pris, même par le père du premier concerné, avec des pincettes. « J’ai pas voulu en savoir plus », avoue t-il.

Bien évidemment, rien ne transparait dans les films familiaux mettant en scène des moments heureux. On y voit des gens qui festoient et qui sont en habits du dimanche (notamment à l’entrée de l’église). Des images de documentaire captant la réalité, et pourtant des fictions. Elles ne racontent pas la solitude des enfants dans la maison familiale, un hôtel-restaurant qui semble appartenir à tout le monde sauf à eux. Les souvenirs sont amers tandis que les gens sont heureux sur ces films Super 8. La maison est liée à une mémoire tourmentée, tandis qu’aujourd’hui on ne voit plus que des crucifix aux murs, comme dans un film d’horreur. Et dans tout cela, une ironie, presque un élément de comédie : dans le village, la maison se situe juste à côté de l’église. Emmanuel et son père sont contraints de voir quotidiennement la divine bâtisse se dresser vers le ciel.

Qu’est-ce qui poursuit Emmanuel, 28 ans plus tard ? Dans son comportement, son rapport aux autres ? Claudia Marschal, à l’écoute, raconte à travers lui la peur, la honte, le regard des autres, le choc traumatique, la pression sociale dans un village – et comment tout cela influe sur la décision de parler, ou de ne rien dire. C’est, semble-t-il, la même agression sexuelle que beaucoup d’autres agressions, c’est le même mode opératoire – c’est pourtant unique à chaque fois. La Déposition compose d’ailleurs un portrait familial avec toutes ses nuances. C’est aussi le cas du portrait d’Emmanuel, dont on suit l’émouvante et parfois surprenante évolution – notamment son rapport contrarié à la foi. A l’image d’Emmanuel qui part puis revient, un parcours n’est jamais une ligne ; Claudia Marschal dépeint plutôt des cercles dont les traits s’éloignent, se rapprochent. Et comment en parlant, on tente d’en sortir ; c’est un chemin solitaire tandis que l’Église continue de protéger ses criminels.

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par Nicolas Bardot

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