Entretien avec Clémence Bouchereau

Dans son très intrigant court métrage La Saison pourpre, Clémence Bouchereau met en scène une microsociété de jeunes filles qui vivent et grandissent aux abords d’une mangrove. Avec l’utilisation singulière d’une animation en écran d’épingles, la cinéaste apporte un mystérieux dépouillement à l’action dans ce film qui parvient à être à la fois sauvage et doux. Ce rite de passage magnétique dévoilé à la Semaine de la Critique et multi-récompensé depuis est désormais visible librement sur la plateforme d’Arte. Rencontre avec sa réalisatrice.


Quel a été le point de départ de La Saison pourpre ?

En 2015, j’ai participé avec huit réalisateur.ice.s à un atelier découverte de l’écran d’épingles organisé par la réalisatrice Michèle Lemieux et le CNC. À la suite de cet atelier, j’avais la possibilité de faire une résidence d’un mois sur l’outil, au CNC à Bois d’Arcy, ce que j’ai fait au printemps 2018. C’est vraiment là qu’est né La Saison pourpre. Je suis arrivée avec un croquis en poche sur lequel était griffonnée une paire de jambes desquelles s’échappait une nuée d’oiseaux. Face à l’écran, la tête au cœur de l’image, j’ai eu envie de dessiner des corps, mettre les corps en mouvement dans la scène de l’écran. Ma bande de petites amazones est apparue rapidement ainsi que leur environnement naturel.

À la fin de ce mois de travail, j’ai mis en perspective les images récoltées et tout était là : les thèmes, l’univers du film ; âpre, nostalgique, lyrique… Toutes choses qui répondaient à l’écran d’épingles lui-même. J’avais aussi réalisé trois tests d’animation. Avec du recul, ils contenaient toutes les directions d’ambiance et de mise en scène à venir. Je suis repartie de Bois d’Arcy avec un film sous le bras qui ne demandait qu’à s’écrire.



Pouvez-vous nous parler du choix de l’animation en écran d’épingles ?

L’écran d’épingles est un outil qui impose l’animation directe. C’est-à-dire que la prise de vue se fait image par image, le Ctrl Z est impossible puisque pour dessiner l’image suivante, je dois détruire tout ou partie de la précédente. C’est un lent processus d’improvisation au cours duquel j’assiste à la naissance de mon propre film.

Avant même d’être séduite par la matière de l’écran, je l’ai vu comme un instrument qui pouvait porter mon désir d’improvisation. Une fois face au piqué de l’écran, à son infinité de nuances de gris, son modelé vaporeux, la lourdeur de sa trame aussi… J’ai plongé dans une atmosphère onirique et absorbante. Le temps n’avait plus de prise.

Et puis, face à l’écran, on est dans un corps à corps, un rapport très physique à la matière. Quelque part, j’ai fait corps avec mon film tout du long de la fabrication. Je vois une grande cohérence entre la façon dont j’ai travaillé et le film qui en est sorti ; charnel, rude, confrontant…



En quoi le dépouillement et l’épure vous ont-ils servi d’outils pour explorer le mystère du film ?

De façon plus ou moins consciente, je m’organise toujours pour que quelque chose m’échappe dans l’image et m’invite à la compléter, que ce soit dans la continuité du mouvement, lorsqu’un détail laisse place à un autre, ou bien avec le plan suivant qui vient compléter le précédent, ou encore en ouvrant l’espace en hors-champ et en laissant le son prendre le relais. Une image trop pleine m’ennuie vite. Si l’image se suffit à elle-même, il n’y a plus de mouvement. L’épure nous amène ailleurs, elle nous met en mouvement, le spectateur et moi-même. Elle nous rend actif et nous oblige à un travail de recomposition mentale. En travaillant de cette façon, je poursuivais toujours quelque chose qui m’échappait et qui de fait, qui me tirait vers l’avant, me happait.



Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

Pour dire la vérité, pendant ces deux dernières années à travailler dans l’obscurité, j’ai peu été au cinéma. J’avais trop besoin de lumière naturelle en sortant de l’atelier ! Pour l’instant, c’est plus de la lecture qui m’accompagne avec, côté cinéma, Tarkovski et son Temps scellé. Je l’ouvre de temps en temps, un peu comme une piqûre de rappel à l’essentiel.



Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent à l’écran ?

J’ai été très touchée par le film Barail de Denis Cointe. Un film qui nous met face au handicap, très loin de toute velléité séductrice envers le spectateur. Il nous force à la lenteur, à un rythme à contre-courant de l’époque. C’était pour moi une expérience sensorielle brute, émouvante, inconfortable aussi. Rare de mon point de vue.



Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 19 mai 2023. Un grand merci à Luce Grosjean.

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