Remarquée notamment avec son surprenant court métrage Simone est partie qui fut sélectionné à la Quinzaine, la Française Mathilde Chavanne a fait son retour à Cannes (cette fois à la Semaine de la Critique) avec Pleure pas Gabriel. Du drame dépressif à la fantaisie musicale en passant par la romance et la comédie, ce court métrage visuellement séduisant mêle les tons avec talent pour raconter le quotidien d’un garçon triste. La réalisatrice nous en dit davantage sur cette réussite sensible, attachante et généreuse, sélectionnée cette semaine au Festival Côté Court.
Comment est né Pleure pas Gabriel ?
Pleure pas Gabriel est né du désir de mettre en scène la dépression avec humour, de la montrer à l’épreuve du quotidien. Lorsqu’on rencontre le personnage de Gabriel, il n’est probablement pas en forme depuis un moment, mais le film s’ouvre sur cet instant où quelque chose lâche, l’émotion le submerge. Quand on est triste, on est plus lent, plus figé, on n’est plus tout à fait dans le même espace-temps que les autres, pourtant on vit bien dans le même monde qu’eux. Ça crée des décalages, des situations absurdes propices à la comédie, et le rire est une belle passerelle pour accéder aux larmes, pour gratter à l’intérieur, l’air de rien…
Votre protagoniste, Gabriel, se situe plutôt hors des codes classiques/stéréotypés de garçons hétéronormés. Est-ce que vous pouvez nous parler de l’écriture de ce personnage et de votre choix de Dimitri Doré ?
J’ai écrit le film après avoir eu un coup de cœur pour un comédien, qui n’est pas celui qui incarne Gabriel finalement, mais qui a été moteur dans mon désir de personnage. Sans lui je pense que j’aurais imaginé une fille, parce qu’écrire des filles et des femmes m’intéresse davantage. Tout ça pour dire que j’ai écrit Gabriel comme j’aurais écrit Gabrielle, sans me poser la question de son genre. Mais c’est vrai que j’étais contente de montrer un garçon qui pleure, parce que je pense qu’au cinéma comme in real life les garçons le font trop peu. C’est socio-culturel, et puisque la culture c’est en partie les films, c’est important de faire couler aussi leurs larmes sur nos écrans.
Finalement nous avons mis du temps à trouver des financements pour le film et mon premier désir de comédien s’est essoufflé. Entre temps, j’ai tourné un autre court métrage qui m’a emmenée à Cannes en 2021, où j’ai rencontré Dimitri Doré. Dimitri a une personnalité étonnante, hors normes et donc hors des codes que vous mentionnez. Il m’a surprise, et, rapidement j’ai eu envie de travailler avec lui. L’imaginer dans le rôle de Gabriel teintait le personnage d’une nouvelle couleur. Ça générait un déplacement qui a relancé mon désir. Dimitri apporte son énergie et sa douceur à Gabriel, sa fluidité.
Les chansons sont au cœur du film ; comment avez-vous collaboré sur l’aspect musical de Pleure pas Gabriel avec Lëstërr ?
Avec Ariel, dont le nom de scène est désormais Syyler, nous avions déjà travaillé ensemble sur mon précédent film Simone est partie. C’est quelqu’un qui tente beaucoup de choses, ça rend la collaboration généreuse et stimulante, même si c’est beaucoup de travail pour lui. C’est moi qui ai écrit les paroles des chansons, et, en les écrivant, je les chantais dans ma tête. J’ai enregistré les mélodies que j’imaginais, c’était faux et un peu honteux mais on s’en est servi comme base pour créer les musiques, pour mieux s’en affranchir.
Les deux chansons dans le film sont pop et mélancoliques, elles épousent les émotions des personnages. Je les vois comme deux pages dans des journaux intimes. La dernière chanson, sur le générique, commence dans cette même énergie, mais se transforme. J’avais envie qu’on finisse avec une musique qui devient épique, guerrière, un chant qui nous met en mouvement et nous excite.
Le travail sur les couleurs est remarquable dans Pleure pas Gabriel, comment avez-vous envisagé le traitement visuel de cette histoire ?
Je voulais faire un film pop, coloré, à l’image des tableaux de Gabriel (qui sont les tableaux de la peintre Amélie Bigard), composés de couleurs franches et saturées. L’ambulance, les gyrophares, l’hôpital en grève, la salle de classe rose… Tout est plein phare. Le monde a quelque chose de vif et débordant, cela m’aide à raconter un personnage qui va mal « à propos d’une fille et à propos de tout ». On vit à l’intérieur d’un monde et ce monde agit sur nous : les services publics réduits à peau de chagrin, les forêts qu’on voit brûler sur l’écran TV de l’hôpital en grève, toutes ces choses participent de ce « à propos de tout ». Dans le film, j’avais envie qu’elles nous sautent aux yeux, et c’est ce à quoi on s’est employées avec la cheffe déco et la cheffe opératrice. C’est un monde qui serait à peu près le nôtre mais dessiné aux feutres.
Qu’est-ce que le mélange de genres et de tons (une histoire triste mais fantaisiste, ancrée dans le quotidien mais musicale) a pu vous offrir en termes de liberté ?
Je crois que l’humour est mon langage quotidien et j’étais frustrée, avant ce film, de n’avoir pas encore réussi à le faire exister dans mes fictions. Écrire une comédie sur la tristesse, c’est réfléchir à comment ne pas être littéral. Comment décoller le ton du film de son propos. C’est excitant dès l’écriture, car la dépression à l’épreuve du quotidien ou des institutions génère quantité de situations absurdes. Je voulais écrire un personnage en décalage, qui s’accroche comme il peut à un monde qui court plus vite que lui ou le rejette.
Je ne sais pas si ce mélange des genres a offert plus de liberté, je crois plutôt qu’il a dessiné un champ de contraintes à respecter pour que la comédie fonctionne. L’humour demande de la précision, au jeu, au rythme, au montage, en réalité ça nous a donné du fil à retordre à toutes les étapes. Et puis j’avais envie qu’on rie et qu’on pleure en même temps, de faire un film qui frappe et console au même instant pour les coups donnés.
Quand j’étais enfant on me surnommait « Jean qui rit Jean qui pleure », parce que je passais d’une émotion à l’autre sans crier gare. J’étais souvent désemparée face à ce que je ressentais : quelle émotion devait primer sur laquelle ? Aujourd’hui je crois que c’est ce que je cherche à creuser avec mes films, générer ces mouvements d’âmes pluriels et qui sont moins contradictoires qu’on ne le croit !
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 13 mai 2023.
| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |