Festival de Cannes 2023 | Entretien avec Julien Rejl

Nouveau délégué général de la Quinzaine des Cinéastes (Ex-Quinzaine des Réalisateurs), Julien Rejl nous présente les temps fort de cette 55e édition, qui débute ce 17 mai et sera à suivre en direct sur Le Polyester.


Lors de la présentation de la sélection il y a quelques jours, vous avez déclaré vouloir donner davantage de place et de visibilité aux courts métrages. Concrètement, comment cela se traduit-il ?

Cela concerne d’une part le processus de sélection. Même s’il y avait évidemment des contraintes liées au nombre de films, j’ai demandé à ce que que tout le monde dans le comité regarde à la fois des courts et des longs, et ce au fur et à mesure et pas uniquement à la fin. Certaines personnes étaient plus spécialisées sur les courts pour des questions d’efficacité et d’autres plus sur des longs pour des questions d’organisation. D’ailleurs j’ai doublé le nombre de postes sur le court métrage, ce qui n’était pas inutile étant donné le nombre de courts que l’on a reçus (rires). Le processus s’est fait au fil de l’eau, il n’y a pas eu de shortlist : les film sont été vus au fur et à mesure et quand il y avait un vrai coup de cœur et un vrai enthousiasme, les films étaient sélectionnés. A la fin il y a eu un petit ajustement, chacun a rattrapé les films non vus, puis il y a vote et consensus.

Ensuite, cela concerne également leur présentation à Cannes, mais sur ce point je n’ai pas encore pu me donner les moyens de mes ambitions. Après tout, je découvre toutes les contraintes organisationnelles de la grille de programmation, que je ne connaissais jusqu’ici que comme spectateur, évidemment. Le plus loin où j’ai pu aller cette année c’était d’une part faire trois programmes de courts au lieu de deux. Le moins on voit de films au sein d’un programme, le mieux ils sont mis en valeur et plus le spectateur a le temps de souffler. D’autre part, le premier programme sera présenté de mémoire en début de deuxième semaine et non plus à la toute fin du Festival. Il y a cette idée intentionnelle de considérer que courts et longs doivent être mis au même niveau.

Je ne suis pas encore parvenu à sortir d’un carcan dont je ne suis pas spécialement fan, j’aurais aimé que les gens puissent venir voir un film d’une demi heure uniquement, par exemple. C’est ce à quoi j’aimerais arriver mais c’est complexe à mettre en place. J’avais même envie de mettre des courts devant des longs mais là on m’a fait comprendre que c’était révolutionnaire et qu’il fallait y aller mollo avec la profession (rires). En tout cas j’ai cette envie de faire bouger le cadre de comment sont montrés les courts à la Quinzaine.


Talking to the River

Pouvez-vous nous donner quelques détails sur les films queer de votre sélection ?

C’est une question qui m’embête, même si je sais bien que j’ai moi-même utilisé le terme queer lors de la conférence de presse, donc je fais amende honorable. Je n’ai pas envie de me poser la question du nombre exact de films queer dans la sélection, du nombre de réalisatrices ou autre chose. J’ai utilisé le mot queer pour parler du film de Bertrand Mandico, on pourrait aussi s’en servir pour décrire le film de Pierre Creton mais la réalité c’est qu’au moment de découvrir les films je ne me pose tellement pas cette question, ils me plaisent pour mille raisons mais je ne sais même pas comment répondre concrètement à cette question. Honnêtement ce n’est pas pour botter en touche, mais je pense que c’est important d’entendre cette réponse. A diverses étapes du processus de sélection, plusieurs personnes m’ont dit « tiens, tel film pourra concourir pour la Queer Palm », mais ça ne me parle pas. Mais je suis content qu’on vienne me dire que j’ai des films queer dans ma sélection, c’est tant mieux.


Un prince

Qu’est-ce qui vous a amené à choisir le film de Cédric Khan pour faire l’ouverture de cette édition ?

Choisir un film d’ouverture, c’est comme choisir presque n’importe quel film c’est un choix qui relève d’une dynamique. Il n’y a pas de bon film d’ouverture ou de clôture en soi. Il se trouve que Le procès Goldman est un film qui a emballé le comité de sélection très tôt et à l’unanimité. Il faisait parti de nos candidats favoris à la sélection sans qu’on se pose encore nécessairement la question de l’ouverture. Puis j’ai dû me poser pour la première fois de ma vie la question « quel film idéal mettre en ouverture ? » et on m’a montré des films avec des castings ou des grands noms qui pouvaient prétendre à une grande ouverture mais très vite j’ai rétropédalé. Je me suis dit que c’était justement trop attendu.

Aujourd’hui on attend de la Quinzaine et surtout de l’ouverture le grand nom qui aura échappé à Thierry Frémaux, qu’il aura refusé ou que je lui aurais piqué. Je me suis dit non, ce n’est pas notre priorité. Ça me paraissait logique que ce soit l’un des films qui a le plus emballé le comité. Nous nous sommes demandé si ce n’était pas peut-être un choix trop franco-français, si ce n’était pas prendre le risque d’enfermer la Quinzaine dans une case française. On y a réfléchi et on y a répondu par la négative : par ses thématiques, le film nous semblait dépasser sa simple nationalité. Puis, pour être entièrement honnête, c’est aussi le jeu des négociations. Plusieurs films de la sélection aurait pu prétendre à l’ouverture, mais celui-ci a tout simplement été très désiré.


Le Procès Goldman

Vous parlez de déjouer les attentes et sur le papier, votre sélection semble entièrement guidée par cette audace, notamment dans la place laissée aux cinéastes encore très peu identifiés et aux films sans distributeurs. Cette volonté d’aller ailleurs que là où on vous attendait, peut-on voir ça comme une sorte de déclaration d’intention ?

Ce n’était pas une pétition de principe. Disons : je suis têtu. Je suis têtu et je suis tenace. Quand je suis arrivé à la Quinzaine je me suis dit, et c’était à la fois mon passé de cinéphile et de distributeur qui parlait, qu’il fallait que je trouve les cinéastes et les films qui étaient encore sous le radar du marché. J’étais convaincu que cela existait. Pourquoi ? Peut-être parce que j’avais besoin d’y croire, sinon à quoi bon ? Mais assez vite, le marché m’a rattrapé. C’est-à-dire que dès que je commençais à dire ça au sein de la profession, on essayait de me dire « Julien, oublie. Aujourd’hui à Cannes il y a d’un coté la compétition et de l’autre, les autres sections ». En gros ça veut dire qu’avant même d’être montrés, les films sont déjà identifiés par tout le monde, ils sont déjà dans les circuits et ils atterrissent tout bêtement dans la section « où il y a de place ». Cela veut dire qu’on inverse la logique initiale, parce que dans ces cas-là ce n’est plus le festival qui est à l’origine de la découverte des films, mais le marché qui vient lui apporter le menu.


Inside the Yellow Cocoon Shell

Ma première démarche a été de contacter les ambassades françaises à l’étranger, dans plein de territoires. Je l’ai dit en conférence de presse : on s’est déplacé dans près de vingt-cinq pays. A chaque fois j’expliquais vouloir aller à la rencontre des cinéastes, demandant s’il existait un événement, festival ou autre, que l’on pourrait mettre en place et où je viendrais expliquer ma cinéphilie, expliquer ce que je souhaite dessiner en tant que sélectionneur. J’ai commencé comme ça, puis à partir de novembre sont arrivés les films, jusqu’à ce que tout s’accélère en février. Dans un premier temps on a reçu beaucoup de liens car en ce qui concerne les projections en salles et l’envoi de DCP : tout le monde attend un peu la dernière minute. Pendant une grande partie de l’année, nous avons donc regardé des films chez nous séparément et, à ma grande surprise, c’est dans cette étape-là qu’on a le plus découvert de films, bien plus que lorsqu’on nous a finalement donné la possibilité de les découvrir comme des spectateurs de cinéma. Paradoxalement, c’est dans les moins bonnes conditions qu’on a découvert certains des meilleurs films.


A Song Sung Blue

Nous avons découvert certains objets sortant de nulle part. Dans ces cas-là, le premier réflexe devrait être la prudence car après tout ces films n’ont été adoubés par personne, aucun laboratoire ne les a vus passer, ils n’ont reçu ni prix ni aides, etc. Or, mon travail de délégué général a consisté à dire, avec mon coté franc-tireur, « c’est justement ça qui est important, c’est ça qu’il faut faire remonter, allez on y va ». Ce n’est vraiment pas quelque chose d’héroïque de ma part, j’ai simplement donné confiance à mon comité d’aller vers des territoires complètement vierges.

Les premiers films que l’on sélectionne, concrètement cela se fait assez tard et cela m’a surpris. Je pensais qu’une sélection se faisait au fur et à mesure mais lorsque fin février nous n’avions encore rien, je commençais à stresser. On m’avait prévenu que tout se dessinait à la dernière minute mais quand même. Je me suis demandé si j’avais eu tort, si je n’avais pas été trop ambitieux dans mon envie de défricher. Je me suis dit que je serais finalement bien content que les distributeurs et vendeurs viennent me présenter quelque chose. Et puis finalement, malgré tout, cela a commencé à frémir autour de films sortis d’ici et nulle part et dans ces cas-là c’est très facile de parler au cinéaste directement, on n’a plus affaire à un intermédiaire qui parle mal du film, ou ne sait pas en parler du tout d’ailleurs. Là j’avais en face de moi des gens avec qui enfin parler cinéma.


Mambar Pierrette

Quand ces cinéastes recevaient un coup de fil de la Quinzaine, ils sautaient évidemment au plafond mais je n’invitais pas directement les films. Je voulais éviter qu’une fois raccroché, les cinéastes se disent « puisque la Quinzaine me veut, je vais maintenant aller démarcher les autres ». J’ai toujours fait en sorte que la Quinzaine demeure désirable. Je partageais mon enthousiasme et j’avais envie que cet enthousiasme soit partagé. Je souhaitais que les cinéastes et producteurs en face de moi me disent « ce que tu es en train de construire à la Quinzaine, la cinéphilie dont tu nous parles, la politique telle que tu l’envisages dans la composition, c’est là où on veut être ».

C’est une des raisons pour lesquelles j’ai vu beaucoup moins de films avec des distributeurs. La plupart d’entre eux m’ont contacté très tôt pour me présenter leurs catalogues en me disant « tiens, cette année j’ai ces quinze films-là » et quand je leur demandais en retour lesquels d’entre eux ils estimaient seraient le plus à leur place à la Quinzaine, ils me répondaient « Ah non, nous on présente tous nos films à tout le monde, et de toute façon tout va dépendre des retours de Thierry ». Dans ces conditions-là, je n’ai plus envie. Ce n’est pas que je censure les films, mais je suis là pour défricher, pour trouver des choses inattendues que je vais faire émerger. Si je n’ai pas la rencontre avec le cinéaste ou le créateur, c’est trop impersonnel, autant aller sur un marché choisir mes choux et mes carottes et regardant quel marchand me fait le meilleur prix. J’ai senti qu’aujourd’hui, les festivals étaient pris dans ces rails-là et je le dis sans antipathie aucune et sans esprit de contradiction : j’ai décidé de faire mon chemin en parallèle à cela.


The Feeling That the Time for Doing Something Has Passed

Parmi ce que vous proposez en parallèle de la sélection de films, il y a une rencontre avec Quentin Tarantino. A quoi peut-on s’attendre exactement ?

Il s’agit d’une rencontre plutôt que d’une masterclass. D’une part j’ai l’envie d’ouvrir la Quinzaine à autre choses que les films de la sélection de l’année. C’est un peu ce que je fait avec Val Abraham (le film de Manoel de Oliveira sera présenté en copie restaurée, ndlr) : je veux faire revivre un film fort de l’Histoire de la Quinzaine pour envoyer un signal aux cinéastes d’aujourd’hui. Je voulais également avoir un invité spécial, qui ne soit par nécessairement issu du milieu du cinéma, pour apporter un nouveau regard sur la cinéphilie et discuter de cinéma. Concrètement, nous allons projeter un film surprise, une carte blanche, et on se retrouvera juste après pour discuter non seulement de ce film mais surtout de cinéma en général.

Tarantino c’est un cas spécial, unique même. L’an dernier, j’ai acheté Cinéma spéculations avant même qu’il soit édité en français, et je l’ai lu d’une traite. Il se trouve que Tarantino est peut-être le cinéaste qui a eu le plus grand impact sur la construction de ma cinéphilie. J’étais très jeune adolescent, j’avais dix ans quand Réservoir Dogs est sorti, douze ans quand Pulp Fiction est sorti, ce sont des films qui m’ont marqué immédiatement. Moi, petit garçon de province issu des classes populaires, qui n’avait jamais entendu parler de Cannes, qui ne voyait pas les films en VOST, qui n’avait pas de salles art et essai près de chez moi, qui vivait dans un milieu complètement en friche de cinéma, je n’avais que la télévision, les vidéoclubs et les complexes cinématographiques qu’on n’appelait même pas encore multiplexes. Ces biais-là m’ont quand même amené à découvrir le cinéma de Tarantino et encore aujourd’hui je ne peux pas l’expliquer avec des mots et des discours très sensés mais il y a eu une véritable rencontre avec l’enfant que j’étais, et cela m’a ouvert à toute cette cinéphilie que Tarantino défend.

Dans mon parcours, j’ai par la suite fait plusieurs tentatives pour devenir critique de cinéma et elles ont toutes plus ou moins fini par avorter, faute de m’y être tenu tout simplement, faute d’avoir essayé de me donner les moyens d’y arriver. A chaque fois j’ai botté en touché alors que cela m’intéressait fondamentalement. J’étais un grand lecteur de critique, je le suis un peu moins aujourd’hui. Ma cinéphilie a été très influencée par mes lectures, j’étais loin des cinémathèques et des lieux où on parlait de cinéma. Quand l’an dernier, j’ai découvert que le cinéaste qui m’a fait grandir comme personne revenait sur ce qui l’a forgé lui, ce qui a construit son regard de cinéphile, de metteur en scène et de scénariste, il y a eu pour moi comme une évidence : je veux Tarantino à la Quinzaine. Voilà, c’est parti de quelque chose de très personnel. Puisque je dois impulser une nouvelle ligne éditoriale à la Quinzaine, je voulais retrouver une certaine tradition de la cinéphilie pour en faire quelque chose de contemporain. Lui vient de faire un peu la même chose outre-Atlantique avec ce livre où il parle de son amour pour le cinéma des années 70 tout en prédisant ce que le cinéma va devenir jusqu’à aujourd’hui et dans le futur. L’histoire de son livre a des répercussion avec ma propre histoire, il fallait commencer cette première année avec cette rencontre.


Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 24 avril 2023. Merci à Jean-Charles Canu.

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