Festival CPH:DOX | Critique : Elfriede Jelinek – Language Unleashed

Portrait de l’autrice autrichienne controversée Elfriede Jelinek.

Elfriede Jelinek – Language Unleashed
Allemagne, 2022
De Claudia Müller

Durée : 1h37

Sortie : –

Note :

T’AS LE BONJOUR D’ELFRIEDE

« Regardez-moi immédiatement ! », tels sont les premiers mots qu’Elfriede Jelinek adresse à la caméra, comme si elle mettait ses interlocuteurs au défi de la comprendre ou tout simplement de la ranger dans une case. « Je ne suis pas réelle, d’ailleurs qu’est-ce qui est réel dans le Je? » poursuit l’autrice et dramaturge autrichienne avec son habituel sens provocant de l’énigme. De son propre aveu particulièrement angoissée, et sans doute pas très motivée à l’idée de livrer les clés d’une œuvre réputée complexe, Jelinek ne participe pas directement à ce film-portrait, et les entretiens assemblés ici proviennent de divers moments de sa carrière passée. Mais après tout, elle ne s’était pas non plus déplacée à l’Académie royale suédoise au moment de recevoir le prix Nobel de littérature en 2004, préférant alors aller manifester en sweat à capuche contre Jörg Haider.

Le documentaire que signe ici la réalisatrice allemande Claudia Müller est d’une facture classique, mais possède un titre qui donne le la : « la langue laissée en liberté ». Comme si elle pressentait que ses images pouvaient difficilement se mesurer à la hauteur du verbe de Jelinek, Müller a l’élégance de faire la part belle à celui-ci. Sur des images d’illustrations attendues (articles de journaux, façades d’immeubles…) Elfriede Jelinek – Language unleashed alterne deux types de voix off : des entretiens donnés par l’autrice et beaucoup d’extraits de son œuvre, lus par certaines des plus grandes actrices germanophones, telles Sophie Rois ou Sandra Hüller. Dans les deux cas, la langue est brillante, mais elle est aussi ardue, exigeante. Il n’y a pas de quoi rire, et pourtant on finit parfois par se demander ce qui relève du réel ou de la fiction, comme quand elle explique s’être fait jeter dehors d’une station de ski par une foule enragée.

« L’Autriche a toujours eu une scène artistique radicale, car plus le système contraint sévèrement ses sujets, plus leur libération est explosive en retour », explique l’enfant terrible de la littérature autrichienne, avec admiration pour ses compatriotes les plus décriés. Claudia Müller ne cherche pas ici à faire l’analyse de son œuvre, mais s’intéresse plutôt à la place ambivalente que Jelinek occupe dans le paysage culturel, et pour cela, elle parle autant de l’Histoire du pays que l’histoire de l’autrice. D’une scolarité passée aux côtés des enfants des ex-dirigeants nazis (ses photos d’enfance paraissent sortir tout droit du Ruban blanc ou de Die Kinder der Toten) à la remontée d’un populisme extrême dans les années 90, Jelinek n’a jamais caché son dégoût pour un pays qu’elle ne se sent « même pas autorisée à haïr ». Ce ressentiment fut réciproque.

Le film se clôt d’ailleurs sur une séquence dingue. Toujours en voix off, on entend un micro-trottoir datant l’annonce de son prix Nobel, où des quidams et des personnalités politiques ne cachent pas leur mépris pour Jelinek et leur incompréhension à voir récompenser internationalement une compatriote qui selon eux n’a fait que leur cracher à la figure, allant même jusqu’à prédire qu’on n’allait plus jamais en entendre parler. Avec une malice magistrale, le film coupe net cette séquence en faisant soudain défiler la liste des œuvres que Jelinek a continué d’écrire et publier depuis. Elfriede Jelinek n’est pas le genre d’artiste à donner son propre mode d’emploi et cet hermétisme est sans doute la limite auquel se heurte ce documentaire qui n’explique pas tout non plus. Mais par cette conclusion, le film montre que ce qui est le plus important est déjà dans ses livres : ici c’est l’œuvre qui parle.

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par Gregory Coutaut

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