La réalisatrice japonaise Naomi Kawase est doublement à l’honneur en France. Son nouveau film, Voyage à Yoshino, dans lequel elle dirige Juliette Binoche, sort ce merdredi 28 novembre en salles. Naomi Kawase fait également l’objet d’une grande rétrospective organisée au Centre Pompidou, à Paris. Elle a créé pour l’occasion deux installations confirmant ainsi son talent versatile. La réalisatrice, avec douceur et générosité, revient pour nous sur son travail…
Quel a été le point de départ de Voyage à Yoshino ? Est-ce que le projet est né par Juliette Binoche ou l’aviez-vous en tête avant de la rencontrer ?
C’est vraiment Juliette Binoche qui m’a fait faire le film. Je l’ai rencontrée à Cannes l’année dernière. Et j’ai vu cette rencontre comme un cadeau offert par un dieu. Dix jours après notre rencontre, nous avions décidé de faire un film. Et trois mois après, elle était au Japon. Cela faisait longtemps, de mon côté, que je voulais faire un film qui se déroule dans la forêt de Yoshino. J’ai partagé cette idée avec Juliette Binoche, qui était elle aussi intéressée par la forêt japonaise. J’ai pensé que cela pouvait nous réunir.
Comment avez-vous construit le personnage de Jeanne, incarné par Juliette Binoche ? L’avez-vous modelé sur elle, quel a été son apport ?
Bien évidemment le rôle n’aurait pas existé sans elle. Au départ, je pensais en faire une biologiste. Mais cela aurait nécessité un temps de préparation que Juliette n’avait pas, donc elle est devenue essayiste. Globalement, ce personnage de femme française à la recherche d’une plante magique a été sculpté sur Juliette Binoche.
La danse a toujours été un motif récurrent de votre filmographie, qu’il s’agisse de Shara, de Still the Water ou ici. Elle intervient toujours à des moments dramatiques-clefs de vos films. C’est à nouveau le cas dans Voyage à Yoshino. Comment ces séquences dansées ont été conçues et chorégraphiées ?
La danse, c’est quelque chose qui naît du corps, qui est purement physique. Mais c’est comme si la passion faisait naître la danse dans le corps. C’est, finalement, l’expression de l’âme. On ne voit pas l’âme à l’œil nu – mais elle s’exprime à travers la danse. Mon idée est de rendre visible les choses qui ne le sont pas, et cela s’exprime notamment à travers la danse. Pour Shara par exemple, j’avais conçu la chorégraphie moi-même. Pour Yoshino en revanche, c’était un hasard mais deux de mes acteurs (Mari Natsuki qui incarne Aki et Mirai Moriyama qui joue l’ancien amant de Jeanne) sont des danseurs. Alors je leur ai confié la chorégraphie avec comme consigne que celle-ci exprime toute leur âme.
La nature est souvent très présente dans vos films, mais ici elle est particulièrement centrale, à l’image de ce que vous aviez pu faire il y a quelques années sur Hanezu. Est-ce que pour vous, filmer la nature importe autant que filmer vos acteurs ?
Oui, tout à fait. Ça correspond à ma propre sensibilité et j’ai toujours fait cela. Cela semble normal de filmer avant tout les personnages – c’est d’ailleurs aussi ce que je fais. Mais j’ai envie d’apporter une attention particulière aux êtres qui n’ont pas le moyen de s’exprimer. Qui n’ont pas la parole, comme la nature qui pourtant a un message à faire passer. Du moins c’est ce que je ressens vis-à-vis des éléments. Cela vient aussi de la culture japonaise. Nous estimons que dans la nature se trouvent des kami, des divinités japonaises, que nous vénérons. Nous vivons dans un pays avec beaucoup de catastrophes naturelles aux conséquences terribles, et pourtant nous continuons à vénérer la nature à travers ces divinités. C’est une identité propre aux Japonais, cette coexistence avec la nature. Je ne sais pas si c’est intentionnel de ma part, mais il y a au moins dans mes films une façon inconsciente de transmettre le message de la nature.
Lors de la conférence de presse au Festival de San Sebastian, Juliette Binoche a déclaré que « le besoin de nous reconnecter à la nature est un signal. Je pense que ce film est nécessaire. Nous devons nous reconnecter à la nature. C’est important de se réveiller et de faire quelque chose ». Est-ce que cette urgence vous a aussi motivée à faire ce film ?
Il y a peut-être de ça aussi dans ma motivation. Le fait que Juliette Binoche soit venue là, à ce moment précis – elle-même m’a dit que c’était son destin de faire le film dans ces circonstances. Lors de la promotion du film au Japon, Juliette a rencontré Hayao Miyazaki qui comme vous le savez est un cinéaste très préoccupé par la nature, et le thème de la connexion entre l’homme et la nature est important dans son œuvre. J’ai été frappée et touchée qu’ils parlent de ce sujet-là tous les deux.
Vous avez déclaré que le temps était l’une des données essentielles dans votre film. Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?
Dans le film, il y a une scène dans la forêt et où les protagonistes se demandent si l’on est dans le présent, le passé ou le futur. C’est comme si l’on perdait la notion du temps dans la forêt. Moi-même, en m’y rendant, j’ai cette sensation-là. Souvent je me dis que ces montagnes, ces rivières sont là depuis des milliers d’années. Elles nous contemplent depuis tout ce temps. C’est comme une distorsion, une disparition de l’axe temporel qui nous permet de voyager dans le temps. Nous vivons au maximum une centaine d’années, mais notre âme a existé dans le passé, existe dans le présent et existera dans le futur. C’est un élément qui connecte le temps passé jusqu’au futur. Et elle nous transmet un message important. Les humains ont, à travers cette distorsion du temps, la capacité d’apprendre des choses du passé et de construire le futur. C’est une histoire qui semble peut-être dépasser du cadre de la réalité, mais je suis convaincue que le quotidien, des petites actions, des choses simples peuvent embellir ce qui nous attend. C’est ce à quoi je songe quand je pense au temps.
Le postulat de Voyage à Yoshino a quelque chose de magique. Derrière le réel, il y a souvent une tension fantastique dans vos films. Est-ce pour vous une perspective pour mieux parler de la réalité ?
C’est vrai que dans ce film, j’ai décidé de parler d’une plante magique qui d’une certaine manière n’apparaît jamais. Ma volonté était que chacun cherche cette plante. L’idée n’était pas de dire « voilà votre plante magique ». C’est un voyage. Comment fait-on ce voyage ? En écoutant son cœur, en se mettant face à la nature, en s’y connectant, en se confrontant aux personnes qui nous entourent. C’est ce qui, là aussi, nous permet de construire le futur et de changer le passé.
Vous avez régulièrement changé de directeur de la photographie – c’est d’ailleurs un poste que vous avez-vous-même assuré. Ici vous collaborez à nouveau avec Arata Dodo, avec qui vous aviez travaillé sur Vers la lumière. Comment avez-vous envisagé le travail formel sur ce film ?
Sur ce film, Arata avait souhaité saisir la beauté de la forêt de Yoshino. Pas seulement la beauté visible, mais celle invisible, comme la beauté du vent. Ce sont des choses qu’on arrive à filmer seulement si notre cœur est connecté à la nature. Bien avant le début officiel du tournage, une petite équipe est venue pour attendre le bon moment de filmer la nature. Le vent, ou une lumière particulière. Il a fallu de nombreuses heures de patience pour capter cette beauté. L’équipe a pris de nombreuses images où l’on a l’impression qu’une plante va naître dans la mousse, des images de gouttes d’eau près du sol… Ce sont des petits mondes qui ont été filmés. La forêt possède de très nombreuses expressions, notre souhait était de les capter. C’est peut-être pour ça, comme vous l’avez noté, qu’elle apparaît comme un personnage du film.
Vous avez créé deux installations dans le cadre de l’hommage qui vous est réservé actuellement au Centre Pompidou. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
La première est composée de 24 écrans géants fabriqués à partir de washi, qui est un papier japonais. Sur ces écrans sont projetées des images de mes anciens films tournés en super 8. C’est un montage de mes films en 8mm sur ces écrans constitués de ce papier japonais. Sur ces feuilles, près de mille personnes ont écrit leur nom et inséré leurs pensées. C’est pour cela que je désigne cette œuvre comme les écrans des souvenirs, mettant en scène la mémoire des personnes qui l’ont signée. Les gens vivent, le temps passe, c’est la répétition éternelle des choses. Cette conception est au fondement de mes films, et c’est ce qui est exprimé dans cette installation. Ce washi est fabriqué à Yoshino, dans la région de Nara, selon un procédé ancestral, et a été apporté en France.
L’autre installation est l’expression des quatre saisons, notamment dans la ville de Nara où je vis. Ces paysages de Nara sont exprimés dans un seul espace. Il y a là aussi l’idée de la répétition éternelle des choses, de la fin jusqu’au recommencement.
Qu’est-ce que la Naomi Kawase d’aujourd’hui dirait à la toute jeune cinéaste qui, il y a une vingtaine d’années, signait Suzaku ?
« Reste comme tu es » (rires). Et la raison est simple. Car d’un point de vue technique, sur le montage etc je pourrais peut-être donner des conseils. Mais ce que j’ai tourné à l’époque correspond à un instant de ma vie, à ma sensibilité propre à cet âge. C’est la créativité : je suis restée la même tout en évoluant. Chaque étape de notre vie s’exprime dans les films qu’on tourne. Je ne pourrais pas tourner un film comme Suzaku aujourd’hui – voilà pourquoi j’aurais envie de me conseiller de rester comme je suis.
Quel est le dernier film où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf ou de découvrir un nouveau talent ?
Je pense à Mommy de Xavier Dolan, et notamment son travail sur le format de l’image. C’est un choix qui peut sembler anachronique mais qui pourtant a quelque chose de neuf, et qui d’une certaine manière est proche de la vision que l’on a avec ses propres yeux.
Avez-vous déjà un nouveau projet ?
Je suis en train d’écrire un scénario. Nous espérons entamer le tournage du film au printemps prochain. C’est un film sur les relations humaines et plus particulièrement sur le rapport entre les femmes et la naissance. Par ailleurs, comme vous le savez peut-être, Tokyo accueillera les prochains Jeux Olympiques d’été. J’ai été nommée pour être la réalisatrice officielle du film des JO. Une fois mon film terminé, je me lancerai dans ce projet.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 21 novembre 2018. Un grand merci à Viviani Andriani.
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